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pour les reporter en Asie, en Afrique, en Océanie, sur les vastes espaces où il semble encore y avoir place pour l’activité politique ou commerciale des différentes nations. Les embarras mêmes suscités aux uns et aux autres par la politique coloniale sont, en un sens, un gage de paix, car ils laissent les mains moins libres pour des aventures autrement périlleuses.

Par malheur, il n’en sera peut-être pas longtemps ainsi. À force de s’étendre en tout sens, à force d’arrondir leurs possessions exotiques, les peuples européens se trouveront de plus en plus en contact les uns avec les autres, et le contact mène au conflit. Les nations européennes seront exposées à s’entre-choquer aux extrémités du globe. Témoin aujourd’hui l’Allemagne et l’Espagne. Comme au moyen âge en Europe même, elles auront, dans l’autre hémisphère, des possessions mutuellement enchevêtrées, des enclaves réciproques, qui pourront mettre leur esprit pacifique à de redoutables épreuves. L’aire de la politique européenne embrassera le monde entier et, maintenir la paix, dans ce champ agrandi, sera pour la diplomatie une laborieuse besogne.

L’exemple de l’Angleterre et de la Russie le montre déjà. L’expérience nous a dès longtemps appris qu’en matière coloniale le plus sûr est d’opérer isolément dans les contrées écartées, sans voisin, c’est-à-dire sans rival civilisé. Cela est l’incontestable avantage des îles. Mais voici que chacun étendant sa sphère d’action, on finit par se joindre, par se toucher partout. Les déserts même ne mettent plus à l’abri des voisinages incommodes. c’est ce qu’éprouve en ce moment l’Angleterre. Lorsque Clive et Warren Hastings jetaient dans l’Inde les fondemens d’un empire plus vaste que celui du Grand-Mogol, ils ne prévoyaient pas qu’en remontant le Gange et l’Indus, leurs successeurs risqueraient de se heurter aux Moscovites, partis des bords du Don et du Volga. Voici déjà près d’un demi-siècle qu’est annoncée cette merveilleuse rencontre des hommes du nord de l’Europe au centre de l’Asie, et ceux qui l’ont signalée les premiers ont été traités de rêveurs. Aujourd’hui la rencontre, pacifique ou guerrière, est devenue inévitable. s’ils ne se touchent pas encore matériellement, les deux empires rivaux se touchent moralement. Leurs sphères d’action confinent l’une à l’autre. c’est là un fait d’autant plus digne d’attention que ce qui entre aujourd’hui en contact, ce ne sont pas seulement les deux plus grands empires du globe, mais deux systèmes de colonisation, aussi bien que de gouvernement. Comme colonisateur, le Russe rappelle les anciens Romains, et ne le cède point à l’Anglais. Ce sont, sous ce rapport, les deux premiers peuples du monde, ayant chacun sa méthode ; l’un, procédant par la colonisation maritime, le long des côtes, à l’aide