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de ses vaisseaux et de ses marchands ; l’autre, par la colonisation terrestre, agricole ou militaire, à l’aide de ses moujiks ou de ses cosaques. Toute l’histoire de la Russie n’est que l’histoire du peuplement et de la colonisation du vague domaine des Sarmates et des Scythes. Le flot moscovite, le flot slave, grossi de ruisseaux turco-finnois, qui menace de battre la haute ceinture montagneuse de l’Inde, est en réalité descendu des sources du Volga et du Dnieper, il y a déjà sept ou huit cents ans, se déversant lentement sur les basses plaines de l’Europe orientale avant de déborder sur tout le nord et le centre de l’Asie.


I.

Depuis que les cipayes anglo-indiens et les cosaques marchent inconsciemment à la rencontre les uns des autres, jamais peut-être un conflit entre les deux états rivaux n’avait semblé moins probable et moins prochain. Des deux côtés on était pacifique, les deux pays aimaient et désiraient presque également la paix, et, chose rare parmi les hommes appelés au gouvernement de grands empires, dans les deux états, les hommes au pouvoir se seraient fait scrupule de recourir à la guerre sans avoir épuisé tous les moyens de la conjurer. Si la guerre a été évitée, on le doit autant à leur conscience qu’à leur sagesse. Avec d’autres souverains, avec d’autres ministres, il n’en eût peut-être pas fallu autant pour faire éclater un conflit.

À Pétersbourg régnait un tsar honnête homme, de goûts bourgeois, d’humeur paisible, n’ayant peut-être ni la hauteur de vues, ni la décision de caractère nécessaires à la direction d’un grand empire à une époque de transition comme celle que traverse la Russie, mais exempt de toute infatuation, de toute présomption ; un prince, naturellement frappé des mécomptes du dernier règne et assombri par l’horrible fin de son père, en ayant conservé une répulsion pour tout changement, une méfiance de toute liberté, qui neutralisent ses meilleures intentions ; paralysé par des appréhensions habilement entretenues autour de lui, et trop sincère pour se défendre des pièges tendus à sa droiture par les influences intéressées au maintien des abus ; reculant par timidité, par modestie, par défiance de lui-même et des autres, par lassitude enfin, devant les réformes administratives et politiques dont la Russie ne saurait indéfiniment se passer ; mais, en même temps, un prince consciencieusement et ardemment dévoué à la Russie et au bien public, loyalement soucieux du bonheur du peuple et, avant tout, du pauvre peuple, sur lequel, en Russie plus qu’ailleurs, retombent toutes les charges de l’état ; autocrate sentant le poids de sa toute-puissance et en portant sérieusement la responsabilité, condamné par sa politique intérieure