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au besoin, bombarder Stamboul et Galata, comme autrefois Copenhague et naguère Alexandrie, au risque d’ameuter contre elle toute l’Europe et de hâter, de ses propres mains, la chute de cet empire turc dont le maintien a été, depuis un siècle, l’un des points cardinaux de sa politique. Pauvre Turquie, ainsi exposée à pâtir du duel des deux empires chrétiens pour la suprématie de l’Asie centrale ! Fidèle à ses engagemens envers l’Europe, elle était menacée par les Anglais d’être traitée comme l’alliée de leurs ennemis. Ouvrait-elle les ports de la Mer-Noire aux flottes britanniques, elle était sûre d’être traitée par les Russes en complice des Anglais. Si elle se contentait d’opposer aux vaisseaux anglais une résistance apparente, elle risquait de voir les Russes la déclarer responsable de l’entrée des Anglais dans la Mer-Noire et diriger sur elle, en Asie ou en Europe, les coups qu’ils ne pouvaient rendre directement à l’Angleterre. Aussi n’est-on pas obligé d’être absolument sceptique sur les préparatifs de défense des Dardanelles, faits ostensiblement par la Porte. Son intérêt manifeste était de les tenir fermées ; et, avec les canons à longue portée, avec les torpilles surtout, c’est là une tâche qui n’est pas au-dessus de ses forces, d’autant que, en résistant aux violences britanniques, elle serait en droit de compter sur l’appui des puissances signataires du traité de Paris.

La question du passage des détroits n’est pas la seule qu’aient soulevée les menaces de guerre. Il en est une autre qui s’y rattache de près et en forme comme le pendant. Nous voulons parler de la traversée de l’isthme de Suez. Entre le double canal naturel qui, à travers les plus rians paysages du vieil Orient, réunit l’Euxin à la mer Egée, et l’aride détroit artificiel, creusé pour l’ingrate Angleterre par nos ingénieurs et nos petits capitalistes dans les sables du désert, il y a bien des analogies et aussi bien des dissemblances. La principale analogie, c’est que tous deux ont une importance internationale, et qu’à ce titre l’un et l’autre doivent relever des conventions diplomatiques. Là, au point de vue politique, s’arrêtent les similitudes. On emploie souvent, à propos du canal de M. de Lesseps, les mêmes termes que pour les détroits dont la Porte a la garde. On dit que le canal, comme les Dardanelles ou le Bosphore, doit être neutralisé. Cela est vrai en un sens, mais encore faut-il s’entendre sur la portée des mots. La neutralité que notre diplomatie réclame pour le canal de Suez est fort différente de la neutralité des détroits, telle qu’elle a été établie par les traités. L’une est en quelque sorte au rebours de l’autre. Tandis que le passage de la Méditerranée à la Mer-Noire, et vice versa, doit demeurer fermé à toutes les flottes des belligérans, le passage de Port-Saïd à Suez doit, même en temps de guerre, rester ouvert aux vaisseaux de toutes les puissances. La situation de ces deux grandes voies navigables