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est ainsi absolument inverse. L’une est interdite aux flottes de guerre, l’autre doit leur demeurer accessible en tout temps.

Cette opposition s’explique par la différence des intérêts engagés. Les Russes et les Anglais sont les seuls qui, pour des vues particulières, aient parfois manifesté le désir d’appliquer aux détroits et au canal le même régime. c’est là encore un trait digne de remarque. Tandis que la presse anglaise soutenait que l’ouverture des Dardanelles et du Bosphore dépendait des caprices du sultan, certains Russes, le grand meneur de l’opinion moscovite, M. Kalkof à leur tête, prétendaient que le canal de Suez devait être assimilé aux détroits et, comme ces derniers, demeurer, en cas de guerre, fermé aux navires armés des belligérans. Une seule puissance, la Russie, pourrait trouver son compte à cette clôture du canal. Cela seul suffirait pour que, de Suez à Port-Saïd, les autres états entendissent la neutralisation d’une tout autre manière. Les prétentions de la Gazette de Moscou, justifiées pour les détroits, sont manifestement insoutenables pour l’œuvre de M. de Lesseps. L’isthme de Suez est la grande route de l’Europe aux Indes et dans l’extrême Orient ; il importe à toutes les puissances qui ont des possessions dans l’Océan-Indien que cette voie leur reste ouverte en tout temps. Renoncer à y faire passer leurs flottes et leurs troupes, ce serait presque renoncer à leurs colonies. c’est ce que tout le monde a compris, et le gouvernement de Pétersbourg comme les autres. La commission internationale, récemment réunie à Paris, a été unanime pour proclamer en principe le libre passage du canal maritime par tous et en tous temps. Si le canal doit être neutralisé, c’est en ce sens que les hostilités doivent être suspendues entre ses berges, comme à son entrée et à sa sortie.

Cette neutralité sui generis est évidemment plus difficile à définir et, surtout, plus difficile à faire observer que la neutralité établie, par les traités, pour les Dardanelles et le Bosphore. c’est là une des raisons du demi-insuccès de la dernière conférence. Quelques précautions que prenne la diplomatie, il sera toujours malaisé à certains états, à la Russie notamment, de profiter du canal en cas de guerre avec l’Angleterre, d’autant que, pour être effectif, « le libre passage » devrait être étendu à tout le long couloir de la Mer-Rouge, dont les maîtres d’Aden et de Périm détiennent la clé. Aussi, de même que les Anglais n’auraient pas grand scrupule à violer la neutralité des détroits, il se pourrait qu’en certaines circonstances la Russie cherchât à fermer le passage du canal aux vaisseaux anglais. Si, ce que le XXe siècle verra peut-être un jour, les maigres chevaux cosaques, partis de Kars et du Transcaucase, venaient, après avoir traversé le plateau de l’Arménie, à descendre par les défilés du Taurus en Syrie, et à pousser, sur les