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Tories ou libéraux, les ministres qui dirigent la politique anglaise n’auraient pu enrôler contre la Russie, ni Berlin, ni Vienne, ni Rome. Nous ne parlons pas de la France, dont, durant les dernières années, on semble avoir fait peu de cas à Westminster, de la France qui, dans son isolement, ne recherche aucune alliance et qui, pour s’être laissé entraîner à des aventures coloniales, est fort décidée à ne se compromettre en aucune aventure continentale, ni au profit de l’Angleterre, ni au profit de la Russie. Les seuls auxiliaires effectifs que l’Angleterre eût pu recruter, ce sont, outre ses feudataires de l’Inde, ses grandes colonies des deux hémisphères. Les volontaires qu’elles lui avaient spontanément offerts pour le Soudan, elles les lui fourniraient en plus grand nombre pour l’Indoustan. Comme l’Australie est relativement voisine de l’Inde, il se peut qu’au XXe siècle, lorsque la population australienne aura doublé ou triplé, un pareil concours ne soit pas à dédaigner. Mais, d’ici là, alors même que les Anglais arriveraient à donner plus de cohésion aux fragmens épars de l’empire britannique, si loyaux pour la vieille patrie que se montrent leurs concitoyens des antipodes, les colonies ne sauraient offrir à la métropole de secours susceptibles d’influer sur les résultats de la lutte.

La guerre eût éclaté, cet été, que l’Angleterre eût été réduite à ses propres forces. Cela seul était pour elle une raison d’être prudente. Ce n’est pas que la Grande-Bretagne soit aussi impuissante, au point de vue militaire, qu’on l’imagine parfois sur le continent. Dans l’Inde même, elle a une armée disciplinée, numériquement supérieure à toutes les troupes que la Russie pourra de longtemps transporter au-delà des sables du Turkestan. Le point incertain, c’est la solidité de cette armée anglo-indienne, en majorité composée de « natifs, » en face de troupes aguerries comme celles du tsar. Une guerre seule pourrait montrer ce que valent ces cipayes, dont lord Beaconsfield n’avait pas craint, en 1878, de menacer les armées russes. L’épreuve n’a pas été faite, et l’incertitude en pareille matière suffirait à conseiller d’éviter tout conflit, à moins d’y être moralement contraint. Une autre considération milite non moins en faveur de la politique de paix, c’est que, dans un conflit, la balance des risques et des chances serait, pour les Anglais, fort inégale. Les Russes et eux ne mettraient point le même enjeu à cette guerre. Les Anglais joueraient la domination des Indes ; et, en cas de victoire, ils n’auraient d’autre avantage que de reculer de quelques milles les avant-postes des Russes dans l’Asie centrale, et de retarder de quelques années leur marche sur le sud.

La partie aurait-elle été beaucoup plus belle pour les Russes ? Il le