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pourront fortifier les passes ; et, derrière cette muraille naturelle, le large fossé de l’Indus lui assure une seconde ligne de défense, qu’une puissance maritime, telle que l’Angleterre, peut facilement renforcer avec une flottille à vapeur et des torpilles[1].

Pour protéger son empire indien, la Grande-Bretagne n’a qu’à. se retrancher dans ce que lord Beaconsfield appelait ses frontières scientifiques. Dominant le Béloutchistan et maître de Quettah, le gouvernement anglo-indien pourrait, en cas de besoin, pousser ses railways jusqu’à Candahar et fermer les routes qui viennent de Hérat. Appuyés sur une frontière également fortifiée par l’art et la nature, avec toutes les ressources de l’Inde à leur portée, les Anglais auraient, sur les Russes, obligés pour les atteindre de traverser l’Afghanistan et de le soumettre, le triple avantage des positions, des distances et d’un ravitaillement aisé. Les jingoes vont répétant qu’un choc étant inévitable, il ne faut pas laisser les Russes arriver aux portes de l’Inde. Au point de vue stratégique, le contraire serait plus vrai. Les Russes seraient moins difficiles à repousser de près que de loin.

Diplomates et militaires, les hommes les plus sensés commencent à comprendre à Calcutta, de même qu’à Londres, l’inanité, pour ne pas dire les périls, de l’ancienne politique de zone neutre et d’état tampon. Ils commencent à sentir que l’Afghanistan, allié toujours turbulent et incertain, est bien moins nécessaire à la défense de l’Inde que la protection britannique à la domination de l’émir de Caboul. Le malheur est que le préjugé opposé a si longtemps prévalu que le gouvernement anglais en est demeuré en quelque sorte prisonnier et que la politique anglaise en peut devenir victime. Les Anglais ont, vis-à-vis de l’émir de Caboul, des engagemens dont ils ne peuvent s’affranchir à volonté. Telle est la principale difficulté de la situation et le principal péril de l’avenir. L’Angleterre doit obtenir à l’émir Abd-ur-Rhaman des frontières équitables, et ces frontières une fois fixées, on lui demandera, au nom de son honneur et de son prestige, de les maintenir envers et contre tous. s’engager à une pareille tâche, en faveur d’un semblable pays, serait de la part du foreign office une souveraine imprudence. Les Russes ne sont pas seuls à menacer l’intégrité de l’Afghanistan. L’émir de Caboul a, dans ses peuples de races diverses, des sujets enclins à la révolte qui peuvent spontanément appeler d’autres maîtres. Il trouve toujours, dans sa propre famille, des compétiteurs prêts à lui disputer le trône et à morceler à leur profit ses domaines. L’Afghanistan, dont la protection anglaise a fait une sorte d’état unitaire, n’est guère en somme qu’une expression géographique dont les frontières, de tout temps mobiles, auront peine à

  1. Voyez, dans le Nineteenth Century (mai 1885), une étude du major-général sir Henry Green, intitulée the Great Wall of India.