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demeurer longtemps arrêtées. Si l’Angleterre s’en portait garante, la paix de l’Asie et l’Europe dépendrait des émeutes de Hérat et de Caboul. Mieux vaudrait pour les Anglais laisser les Russes et l’émir s’entendre, sauf, au cas où les premiers s’installeraient à Hérat ou à Balk, à occuper de leur côté les positions qui leur sembleraient nécessaires à la sécurité de leur empire.

Le danger pour l’Inde britannique, ce ne sont pas seulement, dira-t-on, les armées de la Russie, ce serait le voisinage des Russes. Le contact plus ou moins immédiat des deux empires fomenterait parmi les musulmans et les Indous une agitation incessante. Du jour où régnerait à ses portes une grande puissance militaire, l’Inde pourrait devenir plus exigeante et moins facile à gouverner. Ses regards se fixeraient vers l’Occident, d’où les mécontens attendraient un libérateur. Il y a sans doute une part de vérité dans ces appréhensions ; mais, pour que la puissance des Russes constituât un péril sérieux, il faudrait que les bases de la domination anglaise fussent peu solides. c’est aux vice-rois de l’Inde à faire que la comparaison entre l’administration russe et le régime britannique ne tourne pas au détriment de ce dernier. c’est à eux de rattacher les Indous à la métropole, de leur prouver que leur intérêt national, si un tel mot n’était prématuré pour un pareil pays, est de ne pas rompre avec l’Angleterre. Que les Russes en deviennent ou non les voisins, la durée de l’empire anglo-indien dépendra, tôt ou tard, des sentimens et de la loyauté de ses habitans. La question de l’Inde, a dit un jour M. Gladstone, est avant tout une question morale. c’est là une vérité que les Anglais ne doivent pas oublier. La force et l’intelligence suffisent à créer de pareils empires ; elles ne suffisent point à les faire durer. Toute conquête est caduque, à moins que le conquérant ne finisse par conquérir le cœur et l’esprit. Là est, pour les Anglais, le grand problème de l’Inde.

Quant aux Russes, peut-être précipiteraient-ils leur marche en avant si l’Angleterre semblait renoncer à les arrêter ; mais, plus ils descendraient vers le sud, plus ils s’éloigneraient de leur base d’opérations, plus ils auraient de chemin à faire pour attaquer leurs rivaux. Ce qu’ils chercheront sans doute dans ces régions asiatiques, ce seront de nouvelles routes maritimes et de nouvelles voies terrestres. Tôt ou tard, ils voudront reprendre les plans préconisés par M. de Lesseps et rejoindre leurs chemins de fer, encore incomplets, au réseau de l’Indoustan. Les déserts et les montagnes de l’Asie centrale leur opposeront peut-être moins de difficultés que les incurables défiances de l’Angleterre. Les Anglais auront beau y sembler les premiers intéressés, ils feront probablement, à un transcontinental asiatique et à la jonction des voies ferrées de l’Europe et de l’Inde, la même opposition qu’au percement de l’isthme de Suez