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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/364

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premier étage sont abandonnés aux atteintes des élémens. Le toit est à moitié enlevé, les fenêtres brisées, les parois percées à jour ; la famille alors se réfugie au rez-de-chaussée, jusqu’à ce que le tout s’écroule, ce qui ne tarde pas, car les maisons sont en bois et fort mal construites. Il est aussi très difficile d’obtenir le paiement du loyer d’un locataire récalcitrant. Le juge musulman est bon, il a pitié des malheureux. « Vous, propriétaire, vous êtes riche, pourquoi expulser ce pauvre homme qui ne saura où aller ? » Alors le propriétaire enlève les tuiles et les portes, afin de rendre la maison inhabitable. Parfois le locataire se venge en y mettant le feu. Les sentimens et les lois sont en rapport avec une société patriarcale, nullement avec notre régime, où règne la dure loi de l’offre et de la demande. Du choc de ces deux façons différentes d’agir et de penser résulte la désorganisation de tout.

Paolo-Keuy, village de gourbis, habités par quelques malheureux privés de tout ; point d’étables pour le bétail, qui vague sur la lande nue. Chaque demeure a son nid de cigogne, où les parens apportent à manger aux petits qui battent joyeusement de l’aile ; ce sont les seuls êtres heureux ici. À Baba-Eski, commence la grande plaine déserte qui s’étend jusqu’à Constantinople. La terre est fertile, car spontanément elle se couvre de graminées, de papilionacées et surtout de certains lathyrus splendides, mais l’homme ne la fait pas valoir. Par-ci, par-là, on aperçoit des carrés jaunes ; ce sont des champs emblavés en froment ; mais où sont les fermes dont ils dépendent ? On ne les aperçoit pas ; elles se cachent dans quelque pli de terrain, loin des terres ensemencées. On peut cultiver à grande distance ; car la rotation généralement suivie est celle-ci : on retourne le sol couvert de sa végétation spontanée, tous les sept, huit ou dix ans, quand les genêts deviennent trop abondans. On y sème du froment, rarement du maïs dans cette région-ci ; la récolte faite, la terre reste en jachère, offrant un maigre pâturage aux moutons. Il s’ensuit que sur des espaces immenses, on n’aperçoit ni un arbre, ni une maison, ni un être humain : solitude absolue, qui devient plus désolée à mesure qu’on approche de la capitale. Vers Tcherkess-Keuy, la ligne traverse des massifs boisés, mais sans futaie, puis des bas-fonds marécageux où paissent des buffles. À Kabadzé, ancien village de Tcherkesses, des Turcs travaillent la terre, aidés de leurs femmes. Le large pantalon, le fez et la ceinture rouge leur donnent un certain cachet, mais leurs compagnes sont vêtues de coton défraîchi et décoloré. Les musulmans exploitant la terre de leurs mains sont partout assez nombreux et ils ne se distinguent guère des paysans bulgares. Vers Hadem-Keui, le terrain devient crayeux, marneux et sec ; la végétation est plus pauvre. Aux alentours d’une caserne récemment construite et devant la