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dit-on, rien donné aux propriétaires ; le sultan ne dispose-t-il pas de ce qui appartient à ses sujets ? L’un de ces expropriés, avec qui je voyage, envoie depuis dix ans des réclamations aux ministres qui se succèdent ; malgré de hautes protections, il n’obtient rien ; il y aurait trop à payer à tant de monde ! Tout le long des murs d’enceinte et surtout dans leurs voûtes, se sont logés, sous des planches, sous des nattes, sous des branchages, des milliers de malheureux sans abri : on dirait des nids d’hirondelles. On aperçoit les enfans tout nus et les femmes cachées sous des guenilles ; car ce sont des familles turques qui sont réduites à ce dernier degré du dénûment.

Je visite cette Pointe du sérail et ce vieux palais des sultans dont M. de Amicis a décrit les splendeurs. C’était jadis un admirable parc où, sous l’ombrage de cyprès séculaires, se succédaient les kiosques dorés, les bains de marbres, les retraites du harem, les pavillons de style mauresque, des édifices somptueux pour les différens services. De tous ces monumens, ravagés par les incendies et successivement abandonnés aux injures du temps, il ne reste presque plus rien : une belle allée de platanes, des murs nus entourant des jardins remplis de choux et d’artichauts ; le Tchinili-Kiosk, ravissant édifice de 1466, qui a été réparé parce que M. Reinach y a classé et catalogué le musée des antiques ; l’édifice où se conserve le trésor impérial, et la porte auguste, le Bab-Humaioun. L’un de ces carrés de légumes a été transformé en jardin botanique à l’usage de l’école de médecine. j’y vois une foule d’étiquettes, mais presque point de plantes ; elles ont été pourtant commandées et payées plus d’une fois. Les employés n’ont reçu que deux mois de leur traitement et hélas ! payables en havalés (chèques) sur la dîme des moutons en Arménie ; ils n’ont pas de quoi vivre. Près de la Sublime-Porte, la ravissante fontaine du sultan Ahmed n’a plus d’eau et la toiture, percée à jour, livre passage à la pluie et à la neige, qui bientôt pourriront ce bijou de l’architecture orientale. Elles n’ont plus de sens les touchantes paroles qui s’y trouvent inscrites en mosaïques d’or et d’azur : « Ouvre la clé de cette source limpide et, en invoquant le nom de Dieu, fais couler cette eau intarissable et pure et prie le sultan Ahmed. »

Sainte-Sophie est le plus bel édifice religieux que j’aie vu. Saint-Pierre de Rome et toutes les églises qui l’imitent : Saint-Paul, à Londres ; Sainte-Geneviève, à Paris ; Saint-Isaac, à Pétersbourg, sont issus d’une gageure de Michel-Ange, qui voulait élever le Panthéon dans les airs, sur la nef d’une basilique : le vaisseau paraît plus petit qu’il n’est en réalité, et, pour contempler la coupole, il faut se tordre le cou en regardant en l’air ; d’aucun point on n’embrasse l’ensemble. Ici, au contraire, la voûte colossale et sublime de Sainte-Sophie apparaît, dès l’entrée, dans sa simplicité