M. de Thile avait l’entendement capricieux et l’ouïe intermittente ; il prétendit n’avoir gardé aucun souvenir de cette réserve. L'attitude de notre chargé d’affaires ne pouvait cependant laisser aucun doute sur la nature amicale de nos observations verbales, et sur l’absence absolue de tout ce qui dans le langage diplomatique s'appelle une communication officielle. Ce n’est point en faire une que de laisser jeter confidentiellement les yeux sur des instructions confidentielles et un homme de l’importance de M. de Thile ne pouvait s’y tromper. De pareilles méprises étaient de nature à rendre bien difficiles avec le cabinet de Berlin des rapports qui doivent reposer avant tout sur une confiance mutuelle et sur des usages établis. « Surtout, tâchez de vous procurer quelque chose d’écrit, » disait Frédéric II à Podewils. A défaut de pièces écrites, le gouvernement prussien donnait à des communications officieuses, faites sous le manteau de la cheminée, le caractère de notifications officielles. Il faisait faire à la France, malgré elle, une communication qu'elle n’avait pas faite et qu'elle n’avait pas voulu faire.
La diplomatie russe restait spectatrice impassible de cet étrange incident. Elle aurait pu cependant, sans trop se compromettre, intervenir dans le débat et prier le chancelier fédéral de faire cesser une équivoque qui mettait derechef l’Europe en émoi. Mais le ministre de Russie à Berlin penchait plutôt du côté de la Prusse. Il se demandait s’il était sage de soulever une question qui pouvait conduire à la guerre. « c’est sur l’Eider, disait-il philosophiquement, que M. de Bismarck est venu pour la première fois affirmer la politique aventureuse qu'il a fait triompher ; c’est sur l’Eider que pourrait se décider cette fois la question s’il passera ou ne passera pas le Mein. »
Il est vrai qu'à Pétersbourg, dans ses épanchemens avec notre ambassadeur, le prince Gortchakof inclinait plutôt de notre côté. Il se posait en juge du camp. Il était d’avis que le droit de la France n'était pas douteux, que la négociation de Nikolsbourg s’était passée sous les yeux de notre ambassadeur, et qu'on n’avait inséré l’article 5 dans le traité de Prague que pour être personnellement agréable à l’empereur Napoléon. Il s’étonnait, en ravivant l’amertume de nos regrets, qu'à Berlin on pût oublier si vite les services que nous avions rendus à la Prusse, en 1866, en lui permettant de dégarnir les provinces rhénanes et de jeter toutes ses forces en Bohême. Il voyait avec regret germer une nouvelle semence de division entre la France et la Prusse. Les violens écarts auxquels se laissait aller la presse des deux pays lui inspiraient de vives inquiétudes. Il avait déjà fait entendre de sages avis au comte de Bismarck, il lui avait conseillé de se montrer moins nerveux et d’entrer