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tangible de qualités plus dignes d’estime. Buenos-Ayres était riche parce que ses habitans étaient plus instruits, ses champs mieux cultivés, ses races d’élevages mieux choisies et mieux soignées, ses méthodes de travail plus parfaites que sur le reste du territoire. De toutes les provinces argentines, aucune n’exerce une attraction aussi puissante sur les émigrans qui affluent dans les ports de La Plata. A peine débarqués, elle les accapare. Ce n’est pas là un simple bénéfice de situation. Elle a le bon esprit de comprendre et d'avouer ce qu'elle doit aux efforts de ces déshérités de l’Europe qui l’ont initiée à une foule de connaissances nobles et utiles dont la vive intelligence créole a merveilleusement profité; elle met à les recevoir un empressement où il entre un peu d’égoïsme et beaucoup d’engageante cordialité. Elle en a tant accueilli et mis en bon point qu'elle a fini par former une population cosmopolite au milieu de laquelle les arrivans, ceux surtout de race latine, se trouvent en quelques jours comme chez eux. Une fois assimilés à cette nationalité indécise, qui n’est ni l’argentinisme pur ni leur nationalité d’origine, ils deviennent eux-mêmes des agens actifs de propagande et d’assimilation pour les nouveau-venus.

En tout temps et en tout lieu, la densité de la population est un facteur important de progrès. Les perfectionnemens de l’industrie, de l’instruction, du mécanisme administratif, de la police, de toutes les fonctions sociales, en dépendent étroitement. Dans un pays d'immigration, il se présente, en outre, ce phénomène, que les améliorations s’accélèrent, pourrait-on dire, en raison directe du carré des résultats déjà obtenus. Aussi l’avance prise par cette province allait-elle s’accentuant d’année en année de façon à inspirer aux autres non plus seulement de la jalousie, mais de l’inquiétude. Elle présentait avec toutes une si écrasante disproportion qu'on en avait peur. Aux abords de 1880, c’est sur elle, outre son budget particulier, qu'étaient prélevées les trois quarts des recettes de la nation, et elle supportait cette charge allègrement. Sur 2 millions 1/2 d’habitans que renfermaient les quatorze états autonomes qui forment la Confédération argentine, elle en pouvait revendiquer plus de 800,000. Quant à la richesse territoriale, la comparaison serait plus difficile à établir. Le gouvernement national fait bien, à intervalles fixes, et avec assez de soin, un recensement général de la population d’après lequel le congrès détermine les circonscriptions électorales; mais la province de Buenos-Ayres a été jusqu'à présent la seule pourvue d’administrations assez diligentes pour dresser des comptes en règle, comme une maison de commerce bien tenue, de l’accroissement de son capital industriel et foncier[1].

  1. Le dernier grand travail statistique officiel a été publié en 1883 sous ce titre : Censo general de la provincia de Buenos-Ayres, demografico, agricola, industrial, comercial, verificado el 9 de octubre de 1881, bajo la administracion del doctor don Dardo Rocha. Il donne une sorte de photographie de la province prise le 9 octobre 1881, et forme un volume in-4o de plus de 600 pages. C’est un modèle de méthode et de conscience. Nous y avons puisé la plupart des renseignemens numériques qu'on trouvera dans cette étude. Depuis 1881, tous ces chiffres se sont encore améliorés.