les gens distraits ou grossiers qui n’aperçoivent que les parties basses de ces deux âmes : et ceux-là, qu'ils eussent lu le roman avec répugnance ou bien avec un injurieux plaisir, ceux-là pouvaient s’étonner qu'on le transportât sur la scène, car l’habitude d’une sensation ne peut guère s’y exposer. Voilà pourtant ce que M. Daudet avait vu et montré avec cette impartialité qui jamais ne se dessèche pour devenir indifférence; — et voilà précisément pourquoi Fanny Legrand et Jean Gaussin, au gré de la psychologie, — et je dis de la plus vieille, de l’éternelle, de la seule, — peuvent être pris comme personnages de théâtre. Non-seulement ils sont naturels tous les deux et animés des sentimens les plus humains, mais le mélange des sentimens, chez l'un et chez l’autre, est de telle sorte qu'il doit émouvoir le spectateur. La meilleure manière de l’intéresser, on le sait depuis longtemps, c'est de « trouver un milieu entre deux extrémités par le choix d’un homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant et qui, par une faute ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas... » Au fait, qui parle ainsi? Corneille, interprète d’Aristote.
A présent, vais-je avancer que l’exécution de la pièce est parfaite; que M. Daudet, après un chef-d'œuvre romanesque, a tourné le même sujet en chef-d'œuvre dramatique ? Jurerai-je que, secondé par M. Belot, il a versé dans ce nouveau moule toute la substance qui remplissait le premier? Non, assurément. Du moins, alors qu'il ne se contentait pas de découper le livre et de mettre le récit en dialogue, il n’a pas trahi son œuvre dans un intérêt de commerce. Pouvait-il, sur les planches, nous donner Sapho tout entière? Au moins, il en donne l’essentiel. Du premier mot jusqu'au dernier, la pièce est une curieuse illustration du roman, faite avec dextérité, avec délicatesse; en maint endroit, cette illustration, même détachée du texte original, suffirait à nous captiver. Les personnages, auxquels le livre est un certificat de vie, paraissent encore vivans, peints comme ils sont en raccourci, éclairés par la rampe. Même le changement qui pouvait nous inquiéter le plus, le rajeunissement de l’héroïne, est presque inoffensif : Sapho ne devient pas, parce qu'elle a dix ans de moins, une fraîche amoureuse d'opéra-comique; les dégradantes expériences qu'elle a faites de la passion, elle a dû les presser entre sa seizième et sa vingt-cinquième année, au lieu de les espacer jusqu'à la trente-cinquième, voilà tout. Elle offre un spectacle moins pénible aux yeux, elle reste moralement à peu près la même : huit années d’une telle existence, hélas! suffisent pour mûrir et pourrir à point une pauvre âme.
Voyez-la, au premier acte, qui se glisse dans la chambre studieuse de Jean, à peine l’oncle Césaire et la tante Divonne partis. Ces braves gens, pour installer leur neveu, lui ont fait visite avec Irène, la fiancée de réserve introduite dans la pièce à la place de Mlle Bouchereau. Par