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la porte entr’ouverte, voici la volupté qui se coule, furtive, humble, complaisante, avec cette familiarité qui simule doucement les façons de la famille. Oui, c’est bien Sapho, ancien modèle, ancienne maîtresse de sculpteur et de poète, fille du peuple, polie et affinée par les mains de ces artistes, qui souvent les a blessées et souvent a souffert par elles, et qui veut se caresser, à présent, à des mains plus naïves. Son allure est élégante, et ses manières câlines ; et pourtant la dureté acquise, l’atrocité rancunière de son cœur se révèle et sonne dans son rire, alors qu’elle lit à haute voix et commente la lettre de l’amant qu’elle vient de quitter. Malheur à l’ingénu adolescent qui se laisse engluer, à son tour, par ses offres de vie commune ! Malheur à elle-même, qui signe en aveugle un nouveau marché à terme avec la douleur ; car elle est bien Sapho, la Sapho que nous connaissons : il est trop tard pour que ce ne soit pas un double mal qu’elle aime et soit aimée.

De même, au deuxième acte, nous retrouvons l’atmosphère où cet amour malsain doit fleurir. Avec une singulière adresse, l’auteur a reconstitué ici, chargée de toute sa végétation, la zone sociale où se développait son roman. Il amène, sans effort ni subterfuge, dans cette guinguette de banlieue le grand sculpteur Caoudal, toujours ravagé par le feu des sens ; Déchelette, le voyageur, et la petite Alice Doré, la prostituée naïve, dont la silhouette devient plus précise et demeure aussi touchante que dans le livre ; et Rosario Sanchez, l’écuyère impérieuse, toujours aussi terrible, quoique plus décente, et Potter, l’illustre musicien, réduit par elle en servitude et presque changé en bête, et La Borderie, le poète vicieux et sec, attelé par surcroît à son char. L’entretien de ces personnages, égayé par les allées et venues d’une drôlette petite bonne, est le commentaire dramatique du drame ; il en décide la première péripétie : tandis que Fanny Legrand, venue au bras de Jean Gaussin, — et si heureuse d’être à son bras ! — est allée visiter une maisonnette à louer, Jean Gaussin apprend par la causerie des convives que Fanny Legrand et Sapho ne font qu’une seule femme, et quelle femme ! Celle-là même pour qui l’un de ses derniers amans, un graveur, a fait de faux billets : une échappée de la cour d’assises ! Désespéré, il part ; elle revient et c’est alors qu’elle injurie les destructeurs de sa présente chimère : — « Sales bêtes ! » — Mais l’amour de Jean est encore trop affamé pour quitter définitivement la table parce que de vilaines mains ont touché à son plat : il reparaît et le couple se reforme, répétant ainsi, dans cette danse des mal vivans, la figure que font Rosario et Potter, et tant d’autres, devinés à travers les évocations de Déchelette et de Caoudal. Bizarre et puissante peinture, à classer, auprès d’un célèbre tableau de mœurs populaires, sous ce titre : l’Assommoir de la bourgeoisie !

Ensuite vient le Faux Ménage, tableau d’intérieur ; composé, celui-ci, non pas seulement par un habile metteur en scène, mais par un dramaturge.