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purement littéraires, qui expliquent ce qu’on a justement appelé « une végétation de mort, » il y a cette raison durable, aperçue par ceux-là qui en ont le plus souffert, que la science, en fermant toute issue à la curiosité des causes et des fins, a tranché du même coup « la racine de la vie morale. » De là des tristesses sans remède, des indignations sans objet, une souffrance d’esprit sans issue. La grande antinomie où se débat une partie de la jeunesse qui pense, à l’heure du siècle où nous sommes, est la nécessité et l’impossibilité de l’idéal, ou plutôt la double impossibilité de l’expliquer et de s’en passer. Ces tourmens sans but, ces aspirations trompées, ce grand avortement des plus belles espérances dans le triomphe de la science positive, voilà un mal très réel, sensible à tout observateur. Mais il faudrait un Goethe pour peindre, comme il convient, les souffrances intimes de ces nouveaux Werthers, les Werthers de l’idéal.

À ces groupes, que nous avons essayé de caractériser, est-il bien utile de joindre les esprits pratiques qui considèrent comme un gain positif pour leurs affaires et leurs plaisirs le temps dérobé à des préoccupations métaphysiques ou religieuses, et les indifférens, trop heureux de rencontrer une philosophie sans dogme qui les dispense du souci de penser et justifie leur paresse intellectuelle sous couleur d’une abstention raisonnée ? Marquons la place de ce dernier groupe, le plus nombreux pourtant, et passons.

Ce sont là les différentes attitudes d’âme, les états d’esprit qui nous apparaissent le plus clairement dans cette crise suprême des dogmes. Il importe maintenant de rechercher comment s’est opéré ce travail de désagrégation des idées, par quelles phases s’est préparée cette ruine continue sous laquelle il semble que le vieux monde va s’effondrer.


II.

C’est par la métaphysique que la destruction a commencé. Tout est suspendu à elle, la morale, la destinée humaine, l’art lui-même, par des liens presque invisibles qui n’en sont pas moins très forts. Si elle est ébranlée, l’ébranlement se propage jusqu’à l’extrémité de la chaîne des idées. Si elle fléchit ou cède, tout le reste, de proche en proche, fléchit et cède, comme il arrive pour la clé de voûte d’un monument, laquelle entraîne dans sa chute toutes les parties de l’édifice qui convergeaient vers elle et qu’elle tenait attachées à un centre immobile.

Donnons-nous le spectacle de cette ruine graduelle que rien ne semble plus devoir arrêter et qui s’est communiquée aux parties