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les plus solides et les plus résistantes du vieil édifice. À la haine des dogmes s’ajoute le règne absolu du fait ; c’est le double trait par lequel se définit le mouvement de l’esprit contemporain ; de ces deux formules, l’une est la conséquence de l’autre. Dans les dogmes philosophiques eux-mêmes, quelque bien établis qu’ils soient par la raison et le raisonnement, nous avons montré qu’il entre un élément de croyance, quelque chose comme un dernier mouvement d’âme qui détermine l’adhésion. Or, lorsqu’on a éliminé, comme on prétend le faire dans les philosophies nouvelles, cet élément sui generis, cette part laissée à la croyance et par où s’achève, dans un acte final, l’œuvre du raisonnement, lorsqu’on a détruit tous les dogmes, force est de s’en tenir rigoureusement aux faits, lesquels n’exigent rien de semblable pour être admis et ne demandent qu’un travail de perception exacte et vérifiée. Toute théorie, toute explication qui ne sera pas contenue dans les faits ou n’en découlera pas directement, devra être considérée comme un débris de dogme, écartée avec soin comme une cause de perturbation possible pour l’esprit, une occasion d’illusions nouvelles et de superstition renaissante. Par là se trouve supprimée la question métaphysique par excellence, la raison de l’univers ; ce n’est pas là une question de fait, mais d’interprétation de faits ; elle implique l’idée de finalité, qui est en dehors des phénomènes, et d’un autre ordre ; les phénomènes, conséquens et antécédens d’autres phénomènes, c’est là tout le cercle que peut et doit parcourir l’esprit humain, et ce cercle est inexorablement fermé.

Ainsi est née, chez les uns d’un coup de désespoir, chez les autres d’une exigence scientifique, la théorie de l’inconnaissable adoptée un peu aveuglément par une foule de sectateurs médiocrement renseignés sur le fond des choses, mais qui s’y rallient sur la simple promesse qu’elle tranchera le problème métaphysique. Par ce seul mot, en effet, on écarte du même coup ceux qui affirment qu’il y a un pourquoi de l’univers et qu’on peut l’atteindre, les panthéistes, les idéalistes, les spiritualistes, toutes les sectes des métaphysiciens, — et ceux qui nient avec assurance qu’il y ait une raison finale au terme des phénomènes, les matérialistes, les athées, les ennemis de toute métaphysique. On se borne ici à déclarer que, si ce but existe, il est et sera éternellement ignoré, le dernier, le plus impénétrable mystère, le plus inutile à sonder. Ce n’est pas une négation, ce qui serait encore un dogme, c’est une fin de non-recevoir absolue qu’on oppose à tout dogme, quel qu’il soit, à toute explication non contenue dans la teneur des faits.

L’Inconnaissable a sa généalogie. Dès le commencement du siècle, il se rencontre dans la théorie kantienne des noumènes : c’est