Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

éclatantes victoires, une noire ingratitude. Il ne se préoccupait que du présent pour s’assurer l’avenir. Il avait du reste un don précieux, celui d’éluder les entretiens qui auraient pu engager son gouvernement. Ses réponses étaient empreintes d’une bonhomie fine et rusée ; il savait donner de la grâce à ses refus et un air d’abandon cordial à ses partis-pris. Son thème à Paris était bien simple : il n’avait en vue que la paix, il ne poursuivait en Allemagne que des conquêtes morales et le développement naturel de l’influence prussienne.

Le comte de Bismarck était l’opposé de son souverain ; il ne craignait pas les interrogations, il les provoquait au besoin ; il était agressif de tempérament. Son langage était exubérant, ses paroles à l’emporte-pièce se succédaient rapides, saisissantes, et lorsqu’il se heurtait à des objections, il ripostait par d’ironiques et spirituelles reparties. Il aurait pu dire comme Luther : « Je sens dans ma tête des tourbillonnemens de vent, » tant sa verve était tumultueuse.

Il maugréait et pestait contre les embarras qu’on lui suscitait ; s’il n’avait dépendu que de lui, toutes les difficultés entre la Prusse et la France eussent été conjurées ; mais n’avait-il pas à compter avec les scrupules de son maître, avec les passions du parti militaire ? À l’entendre, l’incident du Luxembourg n’était que le résultat d’une surprise et surtout des fautes de notre diplomatie. Sa politique en Allemagne, disait-il, n’avait rien qui pût inquiéter la France, il se souciait peu de faire entrer les élémens turbulens du Midi dans sa confédération du Nord, et s’il avait signé des traités d’alliance avec le Wurtemberg, Bade et la Bavière, c’était moins pour les absorber que pour les protéger contre la révolution. D’après lui, l’armée prussienne était ramenée au pied de paix absolu, malgré les exigences des provinces annexées qu’il s’agissait de contenir et de réorganiser militairement. Il avait beau chercher, il ne voyait rien qui pût nous préoccuper.

Ce n’était pas le langage qu’il tenait dans ses causeries avec les diplomates étrangers ; il leur parlait avec dédain de nos mœurs, de notre politique et de notre armée. Il leur disait que la destruction de Babylone était proche, que la cavalerie prussienne ne tarderait pas à sabrer ce monde frivole et dissolu. Frédéric II ne procédait pas différemment. Tandis qu’il prodiguait au cardinal Fleury les flatteries les plus épaisses et qu’il lui écrivait qu’il ne mourrait content que lorsqu’il aurait vu de près le plus grand politique de l’Europe, il se moquait de son incomparable ignorance et de son incommensurable fatuité.

Mais les propos que le ministre prussien faisait entendre dans les embrasures des fenêtres des Tuileries à des étrangers n’arrivaient pas jusqu’aux oreilles du souverain et de ses ministres. On s’en tenait