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étaient dans cette salle du couvent des jacobins, où les renommées se faisaient et se défaisaient avec la même facilité. Un des premiers, en homme avisé, Dubois[1] avait compris d’où soufflait le vent, et déjà, lors de la constitution définitive de la Société, il s’en était fait nommer secrétaire. Sans être éloquent, il ne manquait pas de faconde ; ayant d’ailleurs tout ce qu’il fallait pour exercer de l’action sur le peuple : une tête énergique, de larges épaules et de solides poumons, il ne tarda pas à prendre, dans les discussions du club, une véritable influence, et y devint très vite un des orateurs les plus écoutés.

Par malheur, ces sortes de succès se paient cher, et leur moindre inconvénient est d’enlever à ceux qui les recherchent toute indépendance et toute liberté de jugement. Les amours-propres rivaux s’y échauffent, les sentimens s’y exagèrent avec les mots et les caractères s’y émoussent. Pour garder sa place dans ces assauts de popularité, il ne faut pas avoir la prétention de diriger la foule ; il faut la suivre dans ses caprices et jusque dans ses violences. C’est l’éternelle histoire des démagogues : c’est celle de Robespierre, qui, lui aussi, au début, avait été d’une rare modération et d’une tenue parfaite. Dubois n’évita pas la loi commune. Du jour qu’il mit le pied aux Jacobins, on peut dire qu’il cessa de s’appartenir ; sa vie ne sera plus désormais qu’une vie d’emprunt ; ses opinions, celles du moment ; sa politique, celle du vent qui aura soufflé la veille au club. Constitutionnel jusqu’en 1791, nous le retrouvons girondin en 1792 avec son ami Servan, qui le nomme lieutenant-colonel ; puis montagnard et terroriste en 1793. Tour à tour il défendra Marat et condamnera Louis XVI ; et tour à tour, à propos du premier, il dira : « Faisons des lois et non des procès ; » et, à propos du second : « Qu’est-ce donc qui arrête le prononcé du jugement définitif que la nation attend en silence ? »

Tout l’homme est là : plein d’indulgence pour Marat, plaidant non coupable en faveur de l’ami du peuple ; sans pitié pour son ancien bienfaiteur, un des plus violens et des plus acharnés à demander sa tête.

Il faut avoir lu cette page et reconstituer toute la scène dont elle fait partie pour bien connaître Dubois-Crancé. Les girondins, le plus grand nombre d’entre eux du moins, auraient bien voulu sauver le roi par l’appel au peuple. Leur courage n’allait pas au-delà de cet expédient ; mais, enfin, c’était déjà quelque chose, en pleine terreur, de l’avoir imaginé. En tous cas, les honnêtes gens n’avaient pas le choix : il fallait ou se compter sur cette proposition ou renoncer à

  1. Il avait cessé de prendre la particule à cette époque : nous ferons désormais comme lui.