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Quelle scène et quel monde ! Tout à l’heure, dans le procès de Louis XVI, c’était l’horrible qui dominait ; ici, la bassesse s’ajoute à l’horreur. Nous ne sommes plus en face d’un fanatique en délire, mais en présence d’un homme qui n’hésite pas à sacrifier toute une ville à quelques heures de popularité.

Considérez-le maintenant dans une autre phase de sa vie. La Terreur est passée, Robespierre mort et la grande palinodie du 9 thermidor un fait accompli.

Où siège alors Dubois-Crancé ? Entre Barras et Tallien, ces deux ex-terroristes comme lui, et comme il rivalisait naguère d’outrance avec les plus sanguinaires proconsuls, avec Couthon et Maignet, le voilà maintenant à l’autre extrémité du pendule. Le régime qu’il a servi, ces sociétés populaires, ces comités de surveillance devant lesquels il se courbait naguère, voici comme il les traite et les apostrophe à présent. « Misérables sectateurs de l’anarchie, factieux qui voudraient encore asservir la plus belle région de l’univers aux brigandages de quelques milliers de voleurs et d’assassins dont ils avaient composé leurs comités si improprement dits révolutionnaires[1]… » Il n’y a pas dans la Convention de plus zélé thermidorien. A présent, vienne brumaire, et brumaire, pour peu qu’il y tienne, le trouvera tout harnaché et bridé. Lors de cette grande journée, Dubois était depuis quelque temps déjà ministre de la guerre, et M. le colonel Yung assure qu’il s’y opposa de tout son pouvoir. On chercherait en vain sur quoi repose cette affirmation : un fait, un témoignage de quelque valeur où l’appuyer[2]. La vérité, c’est qu’il ne donna pas un ordre, pas une instruction, qu’il ne leva pas le doigt, ni avant, ni pendant, qu’il ne protesta pas après et qu’il était encore le 20 dans son cabinet, n’ayant pas même envoyé sa démission, convaincu que Bonaparte le maintiendrait ou lui offrirait une compensation, lorsqu’il vit arriver Berthier, son remplaçant.

Tel était l’homme chez Dubois-Crancé : sans consistance et sans conviction, s’étant fait, à travers les vicissitudes de la révolution, une conscience et des principes assez larges pour embrasser tour à tour toutes les opinions et servir toutes les causes, capable, par

  1. Extrait d’un rapport fait au nom du comité de salut public sur le nombre des officiers généraux à conserver pour la prochaine campagne.
  2. Barras, dans ses Mémoires encore inédits, que j’ai pu consulter, ne prononce même pas son nom. Gohier, dans les siens, ne le traite pas moins dédaigneusement, et certes, si Dubois-Crancé l’eut secondé dans sa résistance à Bonaparte, il n’eût pas exprimé ce regret significatif : « Ah ! si le ministère organisé après le 30 prairial n’eût pas été mutilé, si, à la police, un homme probe n’eût pas été remplacé par un homme pervers, si Bernadotte était raté au ministère de la guerre,.. le 18 brumaire n’eût pas en lieu, u M. Thiers va plus loin encore dans son récit des faits antérieurs au 18 brumaire : « Dubois-Crancé, dit-il, avait en quelque sorte transporté son portefeuille chez Bonaparte. »