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qui, parfois, oblitéraient son jugement et son remarquable esprit, qu'il suffirait d'un instant de causerie avec M. de Moustier pour résoudre le problème oriental ; l'exposition les avait mis en présence et c'était pour aboutir à de vagues « constatations d'entente et de politique progressive, » résumées dans un document anodin, qu'il avait emmené à Paris tout un personnel diplomatique.

Peu de jours après l'échange de ces déclarations, qui en 1871 et 1878 devaient, au détriment de nos intérêts en Orient, être si perfidement démenties, le ministre du tsar quittait Paris fort satisfait des attentions dont il avait été l'objet à la cour et de ses succès dans nos salons. Le prince Gortchakof affectait d'être un lettré, un délicat, épris de notre littérature; il affichait la passion de nos classiques et mettait son amour-propre à montrer que nul mieux que lui ne savait, avec plus d'à-propos, en faire ressortir l'esprit et la morale.

L'empereur Alexandre, avant de regagner ses états, s'arrêta à Darmstadt. Il éprouvait le besoin de se reposer dans cette cour paisible, auprès de son beau-frère, des fatigues et des émotions de tout genre qu'il avait ressenties à Paris, partagé entre les exigences officielles et les distractions qui s'offrent aux souverains comme à de simples mortels, lorsqu'ils dissimulent leurs couronnes sous le voile de l'incognito. Il était las, taciturne, il daignait à peine adresser la parole aux personnes qui lui étaient présentées et se montrait peu communicatif, même avec les chefs des maisons princières. Il congédia froidement le duc de Nassau, qui comptait sur son intervention pour le règlement de ses intérêts avec la Prusse. « Je ne puis rien pour tous, lui dit-il laconiquement ; arrangez-vous avec le roi. »

L'attentat du bois de Boulogne et l'agression déplacée du Palais de justice n'étaient pas de nature à lui laisser de notre hospitalité un reconnaissant souvenir. Elevé dans l'aversion de la France par sa mère, la fille de la reine Louise de Prusse, et sous la coupe de son oncle le roi Guillaume, qui avait su prendre un véritable ascendant sur son cœur et sa volonté, il ne cédait plus qu'aux ressentimens que lui laissaient la guerre de Crimée et l'insurrection de la Pologne. Si Napoléon III avait eu le don de scruter les cœurs, il eût compris au mois de juillet 1870, à une heure décisive pour ses destinées, malgré les protestations que lui transmettait le général Fleury, qu'il n'avait rien à espérer et tout à craindre du souverain de toutes les Russies.


G, ROTHAN.