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côté épique de cette détermination avait, il est vrai, quelque chose de séduisant pour l’imagination d’un homme qui, de Brienne à Waterloo, ne cessa jamais d’être poète et de se rappeler ses classiques. Et puis, faut-il le dire ? — le commandant Baudin, tout en se dévouant de la façon la plus absolue, ne se défendait peut-être pas assez de mêler à ses assurances de dévoûment quelques paroles de blâme. On est impérieux aux Tuileries ; on devient facilement ombrageux à Rochefort. Mille doutes cruels assiégeaient l’esprit du malheureux souverain, qui se sentait d’avance livré par une fatalité implacable aux terreurs vindicatives de l’Europe : au dernier moment, un secret instinct le faisait reculer devant l’autre auquel ses plus fidèles amis le pressaient imprudemment de se confier.

Le général Lallemand avait mission d’étudier de nouveau les chances d’une évasion par la Gironde, car c’était bien, hélas ! d’une évasion qu’il s’agissait alors pour ce victorieux qui tint pendant dix ans le monde sous ses pieds. « Pouvez-vous, voulez-vous toujours entreprendre ce que vous avez proposé il y a huit jours ? » demande le général au capitaine Baudin. « Je le veux encore, répondit le commandant de la Bayadère, seulement je le puis moins facilement qu’hier. C’est sur l’invitation de l’empereur que je me suis démuni des moyens sur lesquels je comptais pour favoriser sa sortie ; je vais aller à Bordeaux m’en créer d’autres. Que l’empereur vienne donc ! Mais qu’il vienne sans cet entourage de quarante personnes qu’il traîne après lui. Qu’il vienne avec une malle, un valet de chambre, un ou deux amis, gens de tête et de cœur. Qu’il arrive en petite chaise de poste, demain matin, sans bruit. » Le général Lallemand repartit sur-le-champ pour Rochefort ; le capitaine Baudin courut à Bordeaux chez le général Clauzel qui commandait les débris de l’armée française sur les bords de la Gironde. A deux heures du matin, le capitaine et le général se transportaient chez le consul américain, M. Lee. En quelques mots Baudin expose le motif de sa visite : il vient demander au consul de l’assister dans son entreprise. Pour toute réponse M. Lee lui saute au cou. Un navire américain se trouvait dans le port ; on fait venir immédiatement le capitaine : qu’il appareille sans perdre un instant et aille, sur la rade du Verdon, se mettre à la disposition du commandant de la Bayadère.

Tout était réparé : Non ! Tout était perdu ! En rentrant à son bord, le capitaine Baudin apprend que, la veille au soir, le commandant de la croisière anglaise, le commodore Aylmer, a passé sous les forts de la côte de Saintonge sans recevoir un seul coup de canon. Quatre frégates ennemies sont mouillées à cette heure sur la rade de Royan : la dernière chance de succès vient de s’évanouir !