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SOIREE D'HIVER A PEKIN


Pékin, décembre 1885.

Soirée d’hiver à la légation de France en Chine, au dehors ; le vent du nord qui souffle avec violence apporte, de Mongolie, des rafales d’air glacé et des trombes de poussière. Voilà quinze jours déjà que la rivière du Peïho et le golie du Petchili, jusqu’à 40 milles en mer, sont pris par les glaces. Toute communication, par eau, avec Shanghaï, tête de ligne des malles d’Europe, est désormais impossible ; aussi, depuis deux semaines, pas une nouvelle de France, et les dernières lettres reçues avaient deux mois de date. Le long blocus d’hiver commence pour le nord de la Chine avec ses rigueurs, ses tristesses et son énervante monotonie.

Ce soir, je ne sais pourquoi, la vie à Pékin paraît plus morne et plus vide encore ; la distance immense où l’on est de France semble démesurée et infranchissable depuis que la voie de mer est coupée par les glaces, et la pensée se décourage à parcourir l’étendue sans fin de la route de terre qui reste seule accessible, — le long désert de Mongolie avec ses nuits où le thermomètre descend à 50 degrés au-dessous de zéro, les plaines de Sibérie avec leurs éternelles tourmentes de neige, puis les passes de l’Oural, puis les steppes de Russie, puis, enfin, toute l’Europe en sa plus grande longueur. On se sent isolé et comme perdu à l’autre bout du monde, et, sans se défendre, on se laisse envahir par un sentiment profond de tristesse et de nostalgie.

Un volume d’Ivan Tourguénef était sur ma table ; je l’ai pris, j’ai relu, pour la vingtième fois peut-être, la délicieuse nouvelle intitulée : Apparitions[1], et je me suis abandonné graduellement au charme étrange et poétique de l’écrivain russe, aux mystérieux enchantemens de son imagination de Slave.

  1. Voyez la Revue du 15 Juin 1866.