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Cette nouvelle m’avait vivement frappé autrefois par ses qualités littéraires, puis, pour d’autres raisons encore, et, depuis, je ne lisais pas sans quelque émotion le récit de ces longues courses nocturnes où le gracieux fantôme d’Ellis emporte son amant à travers les airs par-dessus les steppes du Volga, par-dessus les plaines de Hongrie ou les rives parfumées des lacs italiens, par-dessus les vallées boisées de la Forêt-Noire ou les grands fleuves d’Allemagne, pour le déposer chaque matin, brisé d’émotion et de fatigue voluptueuse, sous les bouleaux de l’isba où elle viendra le rechercher le soir.

Puis, ma lecture terminée, je me suis laissé aller à de vagues rêveries et, dans une demi-somnolence, l’esprit obsédé par les pages que je viens de parcourir, voici que tout le long voyage qui, de Rome où j’étais il y a trois mois à peine, m’a conduit jusqu’à Pékin, ne m’apparaît plus que comme une hallucination de toutes les impressions qu’il m’a laissées ; celles que j’ai ressenties la nuit ressuscitent seules avec netteté, comme si quelque Ellis m’eût aussi emporté à travers le monde dans son vol nocturne.


Je me revois d’abord à Rome, sur la terrasse de la Trinité du Mont : c’est une chaude nuit de fin de juillet, magnifiquement éclairée, rayonnante d’étoiles, sans un souffle d’air. La masse colossale du dôme de Saint-Pierre, le Vatican et le château Saint-Ange se détachent sur le fond ; le Tibre apparaît par places, entre les maisons, comme un ruban d’argent et, sur la droite, du côté du Ponte-Molle, des plus parasols au haut d’une colline se profilent sur le ciel.

Et je songe que demain il me faudra quitter tout cela pour d’autres pays, échanger cette civilisation pour des civilisations étrangement différentes. Ce soir-là, en effet, un télégramme du ministère des affaires étrangères est arrivé au palais Farnèse, et son texte déchiffré m’apprend que je suis détaché temporairement à la légation de France en Chine et que je dois me rendre immédiatement à mon nouveau poste par la voie d’Amérique.


Quinze jours plus tard, je suis loin déjà sur l’Atlantique, par une nuit sans lune. Bien qu’en plein mois d’août, un vent âpre et glacial souille du Nord, enveloppant le navire d’un épais voile de brumes, si épais que les feux vert et rouge du bord ne se peuvent apercevoir à vingt mètres, si dense que le cri strident du sifflet, qui retentit de minute en minute, pour prévenir les collisions, semble s’y étouffer. La mer est forte, brutale dans ses chocs. Une impression de grande tristesse pénètre le cœur ; elle s’attache, pour ainsi dire, aux vêtemens comme cette humidité glacée à travers