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des mers du globe, des fonds où la lumière du soleil n’a jamais pénétré, où règne un calme éternel que les plus fortes tempêtes n’ont jamais troublé, où les madrépores eux-mêmes ne peuvent vivre leur semblant de vie.

Cependant, voici la vingtième nuit que je navigue sur le Pacifique, et la traversée touche à sa fin.

Ce soir-là, la lune brille comme un disque d’argent en fusion, et ses rayons tracent sur l’eau une large zone miroitante qui semble un grand fleuve glacé coulant en débâcle au milieu de la masse noire de l’océan.

Dans la transparence lumineuse de l’atmosphère, les étoiles scintillent de leur plus vif éclat, l’air est tiède, une brise légère souffle de l’avant et une houle affaiblie imprime au navire un balancement lent et régulier.

Par les panneaux ouverts de l’entrepont où sommeillent entassés six cents coolies chinois, monte un chant d’un rythme simple, monotone et triste comme une mélopée, et le bruit sourd de la machine parait en marquer la mesure.

Tout à coup, dans une bouffée d’air un peu plus forte, la brise apporte un parfum particulier, une saveur humide. On dirait cette odeur qui se dégage des bois et des plantes forestières après un orage, ces effluves lourds et capiteux que le vent soulève sur les grands herbages après une pluie d’été, une senteur faite de parfums de fleurs, de molécules végétales et d’émanations terrestres.

C’est l’odeur de la terre, le signe certain de l’approche des côtes ; il y a une jouissance exquise à aspirer longuement ce souffle que nous envoie l’archipel du Japon et qui rayonne autour de lui.

Par les panneaux de l’entrepont monte toujours le même chant monotone et triste, et, dans les embarcations suspendues à l’avant du navire, les cercueils des coolies chinois morts pendant la traversée et soigneusement embaumés d’après les rites, suivent le lent balancement de la houle.


Vingt-quatre heures plus tard, me voici sur la terre du Japon, sur le sol enchanté de l’île de Cipangu. Mais, de Yokohama, avec ses rues alignées, ses maisons européennes et ses temples anglicans, aucun souvenir ne me reste, et je me sens transporté en pleine campagne.

Le pays est coupé de collines dentelées, contournées au caprice d’une fantaisie bizarre, et la plaine qui s’étend entre leurs sinuosités est sillonnée de ruisseaux. Malgré l’époque avancée de l’automne, une végétation exubérante couvre le sol d’une verdure d’émeraude, et la flore japonaise prodigue comme par enchantement l’innombrable variété de ses productions. Ça et là, des bois