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entiers de camélias arborescens et de magnolias font de larges taches sombres à côté du feuillage plus léger et plus clair des sophoras, des camphriers, des santals et des jasmins ; plus loin, des pawlonias et des plus parasols étalent avec ampleur leur tête compacte, et les tiges souples des bambous se balancent au moindre souille d’air ; les ruisseaux coulent sous un tapis de nymphéas et de plantes d’eau, tandis que de grosses touffes d’ixoras rouge-carmin et d’hortensias rose pâle couvrent les rives.

Et ce paysage, estompé à la tombée de la nuit d’ombres confuses et flottantes, a une douceur, une tendresse de couleur inexprimables. C’est le charme privilégié et l’originalité des automnes japonais : les pluies abondantes qui tombent pendant les mois d’été, et les brises chaudes et humides que le « courant noir » apporte incessamment des tropiques au Japon, prolongent jusqu’aux derniers jours d’octobre la période de productivité végétale, que, sous des latitudes égales, la sécheresse brûlante des étés de Provence et de Californie arrête dès la fin du mois de juin. Aussi l’on ne voit pas ici le mélange de verdure et de débris, le fouillis de feuilles mortes ou mourantes des automnes de nos climats, et l’on n’y sent pas cette atmosphère de mélancolie, cette impression de défaillance et de regrets qui font l’étrange douceur des tristesses d’octobre. Dans une gorge plus resserrée, plus touffue et plus verdoyante encore, s’élève le Daïbouts de Kamakura, la statue gigantesque de Bouddha. Le divin Çakya-Mouni est accroupi sur des feuilles de lotus qui recouvrent tout le socle, et les arbres environnans l’enveloppent de leurs branches sans le dépasser. Sous l’impassibilité de sa physionomie, on devine une pensée en travail, une vie intérieure, intense, une âme absorbée dans le sentiment du néant de toutes choses et désabusée à jamais. Cependant, l’heure délicieuse du nirvana n’est pas encore arrivée, et la méditation du héros divin est presque douloureuse.

La nuit, qui tombe subitement, rend plus grandiose encore et plus mystérieuse l’image du Bouddha, plus vives et plus pénétrantes la tristesse de son cœur et l’éternelle mélancolie de sa pensée.


Tout d’un coup, ainsi que dans une féerie, le décor change ; je me trouve près des remparts de Yeddo, et les échos d’une musique bruyante arrivent jusqu’à moi. C’est le Yoshiwara, la ville des plaisirs ; c’est presque une ville, en effet, ce faubourg de Yeddo, tant la superficie en est vaste, et sa physionomie évêque immédiatement le souvenir de ces cités impures de l’Orient antique qui faisaient exclusivement commerce de volupté.

Les rues larges, éclairées par des milliers de lanternes en papier colorié, ont chaque soir un aspect de fête. Là vit toute une