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ville, et les rues que je traverse restent éclairées jusque vers minuit par mille lanternes de couleur. Puis, les théâtres se ferment, et les spectateurs qui, huit heures durant, viennent d’applaudir à des drames réalistes jusqu’au dégoût ou obscènes jusqu’à l’écœurement, se retirent chez eux. Quelques instans plus tard, un profond silence plane sur toutes choses.

Il est une heure du matin, et la lune se lève, pleine, lumineuse, éclairant la ville de Kioto d’une lumière fantastique. Alors, à travers l’atmosphère sonore et calme de la nuit, en présence de ce merveilleux décor japonais que, du haut de la colline où j’habite, j’embrasse en entier, — je crois entendre des sons adoucis, atténués, qu’au premier abord je ne puis reconnaître. Mais peu à peu voici que le rythme se précise, que la mélodie se dessine, et j’ai la vision rapide et lointaine d’un salon parisien étincelant de lumières : sur une scène de société, une jeune femme costumée en Japonaise, les épingles d’or plantées dans les cheveux, les hanches serrées dans une ceinture de soie rouge, chante la Princesse jaune de Saint-Saëns, et tandis que la délicieuse musique du maître revient en se pressant à mon oreille, la fraîcheur assez vive de la nuit me fait frissonner soudainement et me pénètre en même temps d’un sentiment de tristesse dont je ne puis comprendre le motif.


Mais, dans cette fraîcheur, un parfum humide se fait sentir graduellement, comme à l’approche d’un étang, et bientôt, en effet, une vaste nappe d’eau apparaît, calme, sans une ride ; la lune s’y reflète ainsi qu’en un miroir d’argent et sa lumière claire, diffuse, baigne les rives de flots impalpables. C’est le lac Birva, célébré par tous les poètes japonais. Un monastère bouddhique s’élève sur ses bords, dans un site enchanteur qui invite au repos, à l’isolement et à la méditation.

C’est près de ce monastère, sur la rive du lac, que la célèbre poétesse Ono-Komati vint finir ses jours.

Toute jeune encore, elle avait acquis la célébrité par sa beauté, par son esprit gracieux et délicat, par la sensibilité de son âme en présence des grands spectacles de la nature et par le rythme mélodieux de ses vers.

Le fils d’un mikado s’éprit d’elle ; elle l’aima et, sachant que les lois de l’empire interdisaient à un membre de la maison impériale de choisir une épouse en dehors de sa famille, elle se donna à lui spontanément. Mais bientôt, sur de faux indices, dit-on, elle se crut trahie, refusa de se laisser désabuser et ne consentit jamais à revoir celui qu’elle prétendait infidèle. Elle était de ces âmes très rares qu’un froissement flétrit, et, du jour qu’elle ne se crut plus aimée, la vie lui parut décolorée, sans prix, sans but. Elle épancha quelque