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un bassin qui serpente entre des coteaux abrupts et jette enfin l'ancre dans la baie de Dango-Dango. Je me croirais dans quelque fjord de Norvège, n’était l’épaisse forêt de cocotiers, surmontée d'innombrables panaches, qui couvre les terres depuis la plage et des bords mêmes de l’eau jusqu'au sommet des montagnes[1].

Ici la baie est un lac. Pas d’horizon de mer, pas de requins. Libre à chacun de se baigner ; aussi les indigènes, hommes et femmes, autant des tritons et de naïades, s’en donnent à cœur-joie. Dès qu'ils aperçoivent le navire, ils arrivent en foule. Tout le monde rit, crie, gesticule, saute du canot dans l’eau, passe par-dessous en plongeant et essaie d’escalader l’Espiègle. Mais l’abordage ne leur réussit guère. Le capitaine, très rigide en pareille matière, trouve le costume des dames trop incomplet. On leur crie du pont : Captain Bridge not at home, et elles s’éloignent en riant pour revenir aussitôt sans plus de succès, mais aussi sans trahir le moindre dépit. Plus tard, dans la journée, le ciel nous envoie quelques ondées, et alors les hommes, toujours préoccupés de leur chevelure, se coiffent d’une immense feuille de taro pliée et nouée en forme de casque antique. Les voilà transformés en dieux de l’Olympe. Les femmes s’enveloppent le haut du corps d’une seule feuille colossale. Rien de plus étrange : c'est de la mythologie pure. Ajoutons que ces insulaires sont peu colorés, tout au plus un peu olivâtres. Si les dieux de l’Olympe étaient grecs, comme c'est à présumer, il n'est guère probable qu'ils aient eu le teint plus clair.

Mais d’où vient tout ce monde? Ce sont des gens du village de Dango-Dango situé à un peu plus d’un mille à l’est. C'est à peine si on entrevoit à travers le feuillage quelques pauvres huttes. Soudain tous ces visiteurs, comme saisis de frayeur, les uns en bateau, d'autres à la nage, s’enfuient dans la direction de leur village. En même temps des canots chargés d’hommes et de femmes se dégagent d’un groupe de cabanes situées sur la plage, au nord, à égale distance de Dango-Dango et de notre mouillage. C'est le village de Fango-Tongo. Cette fois-ci, les hommes sont admis à bord. Ils nous offrent des massues en bois sculpté, des tissus de fil d’écorce et d'autres curiosités en criant : Shot, shot, c'est-à-dire shirt. Ils veulent échanger leurs marchandises contre des chemises ; les chemises sont évidemment fort rares, puisque je n’ai pas vu un seul homme porter du linge. Quant à l’argent qu'on leur offrait, ils le refusèrent avec dédain.

En novembre dernier, les habitans de Pango-Pango et de Fango-Tongo étaient en guerre. Le grand chef de Pango-Pango, nommé Maunga, étant mort, deux candidats, l’un Maunga-Mauuma, du parti

  1. La plus haute s’élève à 2,503 pieds au-dessus de la mer.