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nature des choses, et c’est un fait universel chez tous les peuples civilisés.

Les pouvoirs publics n’ont ni à favoriser, ni à combattre cette tendance. Leurs résolutions vacillantes et contradictoires porteraient sans aucun profit du trouble dans le développement régulier de faits qui sont inéluctables. Certaines mesures, cependant, devraient s’imposer à leur attention. Ils ont mis près de dix ans, depuis le projet de loi de M. Dufaure, à voter la réduction des frais sur les petites ventes judiciaires. Ils n’ont pas su encore achever le code rural, ni constituer le crédit agricole. Ils ont laissé passer une ère inouïe de prospérité, de 1876 à 1880, sans entreprendre la révision d’un cadastre vieilli. Par une barbare méthode, d’apparence démocratique, en réalité contraire aux intérêts des classes laborieuses, ils pompent sur tous les coins du sol, et notamment dans les campagnes, les épargnes au fur et à mesure de leur formation pour les engloutir et les stériliser dans la dette flottante du Trésor. Ils n’ont su, dans la période prospère, ni réduire les scandaleux frais de mutations des immeubles, ni supprimer l’écrasant impôt sur les transports à grande vitesse, ni élaguer quelques-unes des formalités ridicules et coûteuses de la procédure. Ayant toujours à la bouche le mot de réformes, ils se sont livrés à une agitation purement verbale. Ils n’ont accordé à l’agriculture que des cadeaux dont la petite et même la moyenne propriété ne peuvent profiler, à savoir des droits de douane réputés protecteurs. La petite propriété, néanmoins, à travers tous les obstacles que lui opposent les lois, le fisc et, dans ces dernières années, la nature elle-même, continue son œuvre vaillante. Nous rendons hommage à tous ses mérites ; nous approuvons qu’elle se développe encore ; et, cependant, nous verrions avec regret se dépecer tous les grands domaines : dans les mains de capitalistes riches, entreprenans et avisés, ils constituent les meilleurs champs d’expérience ; ils viennent puissamment en aide à la petite propriété qui les entoure. Un pays d’où la grande propriété aurait absolument disparu finirait par s’apercevoir qu’il lui manque un élément de progrès, un facteur d’activité et de vie, la catégorie d’agriculteurs qui a la mission et les moyens d’innover, d’expérimenter, de perfectionner, d’instruire, par son exemple, la classe entière des cultivateurs.


PAUL LEROY-BEAULIEU.