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âme. » l’égalité, comme la concorde, doit régner entre tous les serviteurs d’une même cause, entre ceux qui veulent arriver à Dieu par le même chemin, « la tarika, l’ouerd, la voie, » celle que connaît et enseigne le cheik ; « recevoir l’ouerd, » signifie être initié.

Pour anéantir ainsi, chez un homme vivant, l’égoïsme et l’indépendance, il ne suffit pas de sermons ; la nature se révolterait dans l’inaction ; il faut tourner tous les désirs du croyant vers un but et appliquer chaque effort de son âme et de son corps à la poursuite de ce but : l’espoir, l’éblouissement des promesses de la vie future peuvent seuls soutenir sa volonté dans cette lutte contre ses instincts, l’absorber en une préoccupation supérieure au-dessous de laquelle il n’est rien. L’expression de cette espérance est la prière : à elle seule elle fortifie nos illusions et trompe notre activité au point de ravir l’homme à lui-même ; elle devient l’acte capital de la vie ; elle exalte et console ; elle est le recours, le soulagement, la force; elle assure le pardon: « elle efface les péchés comme l’eau fraîche éteint le feu ardent. » Le novice doit apprendre des prières sans nombre, et qu’on lui enseigne plus abstraites au fur et à mesure qu’il est plus instruit; non pas de longues oraisons, mais le plus souvent de courtes phrases, — « la foi est d’autant plus pure que la prière est plus simple, » — quelques paroles dont le croyant se pénètre et qu’il répétera depuis cent, cinq cents, mille, jusqu’à dix mille fois par jour. En les disant, il devra observer dans son attitude des règles strictes pour provoquer plus vite ce délire de l’épuisement qui lui fait perdre connaissance ou qui se manifeste par quelque cri de transport comme celui-ci : « Mon Maître, il n’y a de divinité que toi ; pardonne-moi ! Que ta louange soit proclamée ! J’étais une créature inique : O Dieu! ô Grand! ô Immense! ô Sage! ô Savant ! qui entends, qui vois, qui as la volonté ! O puissant ! ô vivant! ô miséricordieux! ô clément! O toi qui es Lui, Lui, Lui! O Lui! O premier! ô dernier! O toi qui parais, qui es caché! Que le nom de mon Maître soit de plus en plus béni ! »

La prière doit être un élan de l’homme vers Dieu : « Élevez votre âme jusqu’à Dieu en la purifiant; ne demandez pas à Dieu de descendre dans votre âme, » telle est la belle formule des sectes mystiques; il ne faut pas attendre Dieu, mais aller à lui par la vertu, par l’effort de toute notre vie; car « notre cœur, disent les soufites, quand il ne sera plus enchaîné par les passions, montera vers Dieu. » Aussi la prière est-elle rarement intéressée : l’homme qui s’est voué à Dieu s’abandonne à lui ; il n’appelle sa miséricorde que sur ses frères.

Il va de soi que des principes aussi purs souffrent de fréquentes altérations, et que la prière très égoïste, la requête franchement naïve, trouvent leur place dans les oraisons; je n’en veux pour