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pied à terre, résolus tous deux, l’un à tuer, l’autre à mourir. Une dernière fois, José adjure Carmen de revenir à lui; elle refuse. Alors, lui laissant quelques minutes de réflexion, il va prier un ermite voisin de dire la messe pour une âme qui va paraître devant Dieu. Lui-même s’agenouille en dehors de la chapelle. Puis il revient auprès de Carmen et la poignarde. Tout s’est fait sans témoins, presque sans bruit, et Carmen en tombant n’a pas même crié.

L’effet est tout différent au théâtre. Bizet a voulu pour sa Carmen la mort au grand soleil, en pleine fête, presque en plein triomphe. C’est une radieuse apparition que celle de l’insolente créature au bras de son torero. Elle est saluée par les cris de la foule, par un chœur général qui redouble encore la crudité de la fameuse fanfare. Que voulez-vous? Il fallait bien ici peindre à grands coups de brosse, obtenir une intensité, et comme une outrance de sonorité égale à l’outrance lumineuse de pareilles journées. Chaque reprise du chœur tombe d’aplomb comme le soleil de midi ; des traits suraigus de violons pétillent comme des flammes, et l’unisson final ébranlerait les murs d’un amphithéâtre.

Toute la ville entre dans le cirque : en quelques mesures singulièrement expressives et tremblantes d’inquiétude, les compagnes de Carmen l’avertissent que José n’est pas loin. Elle-même, à travers la dentelle de son éventail, l’aperçoit et reste pour l’attendre. Ce dernier duo, ce duel, est une des plus belles pages du théâtre lyrique contemporain. Dès les premiers récits, on sent la douleur chez José, chez Carmen l’impatience. Ce n’est d’abord qu’un dialogue rapide, sec comme un premier frôlement d’épées. Mais voici que la lutte s’engage. Notons chez Bizet, dans ce début, une tendresse, une pitié que ne connaît pas Mérimée. Le premier chant de José est moins une menace qu’une suprême prière; par deux fois, l’infortuné adjure Carmen de l’aimer encore. Sa voix finit par se traîner sur des notes déchirantes, sur une phrase haletante, éperdue. Le voilà, le musicien des choses du sang et de la vie! Les maîtres sont rares aujourd’hui, à qui se sont révélées ainsi les douloureuses harmonies de la souffrance. Merveilleuse puissance du génie! Il n’y a là qu’un homme qui pleure, et, de la poitrine de ce misérable, à genoux devant cette fille pour la prier d’amour, une plainte monte si poignante, qu’elle semble le cri de toute une humanité.

Carmen reste inflexible, et, pour la fléchir, la musique trouve toujours de nouveaux sanglots. Des triolets hachés précipitant le mouvement, le sang bat plus vite aux tempos de José. Maintenant sa voix tonne au-dessus de l’orchestre. Brusquement, la fanfare éclate dans l’arène : Carmen s’élance. Mais José, hors de lui, bondit