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II.

La rédaction du Nord fut sûrement la première en date et la plus originale. Le royaume du Nord avait, dans cette œuvre de rédaction, un très grand avantage; c’est qu’il possédait déjà un canevas excellent, ce livre des Légendes, où l’histoire patriarcale était racontée de la manière la plus exquise. Le nouveau rédacteur[1] prit pour base et pour modèle cet écrit capital : mais il y ajouta des parties essentielles, surtout en ce qui concernait les commencemens de l’humanité. Il combina avec le vieux récit des traditions dont plusieurs étaient écloses récemment. Il adoucit beaucoup de passages dont la crudité était devenue choquante, expliqua à sa manière certains endroits qu’il ne comprenait pas. L’histoire de la conquête de Chanaan fut racontée en partie d’après le Livre des Guerres de Iahvé, en partie d’après un système légendaire où la conquête et le partage systématique des terres étaient attribués à Josué. Enfin, à propos de Moïse, l’auteur plaça dans son récit un « Livre de l’alliance, » contenant le pacte original de Iahvé avec son peuple, lors de l’apparition du Sinaï.

Ce que le rédacteur jéhoviste eut surtout de personnel, ce qui le distingua essentiellement de ses devanciers, qui ne paraissent pas s’être beaucoup plus souciés que les aèdes homériques d’expliquer le monde et Dieu, ce fut une profonde philosophie, recouverte du voile mythique, une conception triste et sombre de la nature, une sorte de haine pessimiste de l’humanité. Son Iahvé est terrible, toujours irrité ; il se repent tant de fois d’avoir créé l’homme qu’une logique méticuleuse arriverait à se demander pourquoi il l’a fait. On croit entendre les doléances de ces derniers hégéliens de nos jours, se délectant dans la méditation du péché et fondant la religion sur l’obsession de l’idée du mal. Les récits de la chute, de Caïn et d’Abel, des géans ou nefilim, du déluge, ont pour unique objectif de montrer que la pensée de l’homme aboutit fatalement au mal. Comme tous les prophètes, le jéhoviste a une sorte de haine pour la civilisation, qu’il envisage comme une déchéance de l’état patriarcal. Chaque pas en avant dans la voie de ce que nous appellerions le progrès est à ses yeux un crime, suivi d’une punition immédiate. La punition de la civilisation, c’est le travail et la division de l’humanité. La tentative de civilisation mondaine, profane, monumentale, artistique de Babel est le crime par excellence. Nemrod est un révolté.

  1. Pour nous conformer à l’usage nous l’appellerons le Jéhoviste; c’est le document C des Allemands.