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étendu. Comme l’Irlande n’avait jamais été occupée par les Romains, l’église n’entra point dans des cadres d’état. Le gouvernement patriarcal des chefs de clan ne ressemblait en rien au gouvernement complexe, affairé, embrouillé des Mérovingiens, et les prélats irlandais ne compromirent pas dans des cours corrompues leurs mœurs et leur autorité. La victoire du christianisme ayant été toute morale, il n’y eut pas de rupture ni d’antagonisme entre le passé et le présent ; les Celtes d’Irlande apportèrent dans la foi leur poésie de la nature, leurs légendes, leur fantaisie, le goût des aventures lointaines. Enfin, comme la Bretagne fut conquise au Ve siècle par les Anglo-Saxons qui demeurèrent longtemps païens, la chrétienté d’Irlande, séparée des églises du continent, fut abandonnée à son propre esprit. Il n’est pas vrai qu’elle ait jamais prétendu vivre à part dans la catholicité, qu’elle se soit crue directement rattachée aux apôtres et au Christ, ni qu’elle ait dénié au siège de Pierre le respect et l’obéissance, mais il y eut en elle plus d’indépendance et de liberté que chez les autres églises ; elle garda et défendit énergiquement certains usages particuliers. Elle ne connut point la discipline de l’église d’Occident, qui, si imparfaite qu’elle fût, distinguait entre le clergé séculier et le régulier, et faisait de l’évêque, chef de son clergé, protecteur et surveillant des moines, le personnage principal de l’église, pourvu de toutes les attributions d’une autorité officielle. Clergé séculier et régulier sont confondus en Irlande ; les abbés des grands monastères sont en même temps évêques ; c’est à peine si le clerc est distingué du laïque, car des familles entières vivent en grand nombre dans des monastères, qui sont de vraies villes peuplées de plusieurs milliers d’âmes. Enfin, tandis que la culture ancienne dépérissait en Gaule, les monastères d’Irlande étaient de grandes écoles où l’on étudiait avec la même passion les lettres profanes et l’Écriture.

Pour toutes ces raisons, l’église d’Irlande avait une vie très libre, très active, et une force d’expansion qu’elle manifesta par les missions qu’elle envoya en Germanie. Les plus illustres de ces missionnaires, saint Colomban, fondateur du monastère de Luxeuil en Bourgogne, saint Gall, fondateur du monastère de Saint-Gall en Allemannie, saint Kilian, qui trouva le martyre à Wurtzbourg en Thuringe, Virgile, qui fut évêque de Salzbourg en Bavière, sont de véritables apôtres et les bienfaiteurs des contrées où ils prêchent l’évangile. Ils ont une originalité singulière. Colomban est un ascète, très dur à lui-même et aux autres. Il a écrit pour ses monastères une règle où il traite le moine comme un forçat suspect, menacé pour la moindre faute du fouet qui est la moindre peine. Et le même homme écrit à un ami de jolis petits vers « en la mesure qu’employait Sapho, l’illustre poète, pour ses doux poèmes. »