Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ingérences, mais il avait peine à se pénétrer d’instructions souvent changeantes ; il s’étonnait des contradictions de notre politique ; il ne lisait pas entre les lignes ce qu’on négligeait de lui dire explicitement ; il semblait lui échapper que la sécurité de nos frontières primait l’intérêt ottoman. Les nuages se dissipèrent aussitôt à Pétersbourg dès qu’on sut que le cabinet des Tuileries s’était exécuté. M. de Budberg ne ménagea pas les complimens à M. de Moustier. « Dites à l’empereur, télégraphiait le prince Gortchakof à son ambassadeur, que mon maître n’a jamais douté de la fidélité de Sa Majesté à sa parole. »

Il n’était pas aisé, pour notre diplomatie, de se maintenir en équilibre entre des puissances rivales sans éveiller des défiances et s’exposer à des récriminations. Pour y réussir, il fallait concilier l’habileté avec la loyauté. C’étaient les qualités maîtresses de notre ministre des affaires étrangères. M. de Gramont reçut mission de s’expliquer avec M. de Beust, à cœur ouvert, sur notre intimité avec la cour de Russie et sur notre commune action dans les affaires de Crète. Notre ambassadeur passa en revue avec le chancelier les services réciproques que la France et l’Autriche étaient en état de se rendre. Il lui parla de l’intérêt que nous avions à maintenir avec la Russie des relations confiantes et même cordiales; il lui conseilla la modération dans ses actes, et surtout dans son langage, de manière à ne pas embarrasser ses amis en les plaçant dans l’alternative ou de rompre avec la Russie, ou de séparer leur action de la sienne. M. de Beust comprit les motifs dont s’inspirait notre politique, il ne s’en offusqua pas. C’était un sacrifice qu’il nous faisait, car l’antagonisme déjà si marqué entre Vienne et Pétersbourg s’accentuait de plus en plus.

Il était convaincu que la Russie, poussée par des nécessités intérieures, voulait provoquer des conflits. Il ne pensait pas que le moment fût venu pour des prises de possession en Orient. D’après lui, mieux valait garder les Turcs. « Le Turc, disait-il, est, par tempérament autant que par nécessité, tolérant pour toutes les confessions et certainement plus doux et plus accommodant que ne le seraient les Russes. » Il ne cachait pas qu’en cas de démembrement, il chercherait à s’assurer la Bosnie et l’Herzégovine, mais il disait n’être pas pressé. Il envisageait du reste avec philosophie l’éventualité d’un heurt avec la Russie; il estimait que, pour ses voisins, sa force était plus nominale que réelle; à ses yeux, elle consistait surtout dans son intimité avec la Prusse et dans l’activité de sa propagande panslaviste. Mais il voyait dans son état intérieur, qui laissait tout à désirer, un contrepoids à son expansion au dehors. Il n’en reconnaissait pas moins la nécessité d’une bonne entente avec