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des centaines de vies à son orgueil et à son ambition. Riel était reconnu coupable, Riel était condamné, le gouvernement devait faire exécuter la sentence.

Entre ces deux courans passionnés, le ministère hésitait. Son indécision se trahissait par des ajournemens successifs qui relevaient la confiance des partisans de Riel, mais le 15 novembre l’ordre d’exécution expédié d’Ottawa arrivait à Regina. Riel en reçut avis par le shérif Chapleau. Le père André, qui l’assista dans ses derniers momens, passa la nuit en prières avec lui. À cinq heures du matin, le 16, il entendit la messe et communia. À huit heures, il montait sur l’échafaud, d’un pas ferme et résolu. Il s’agenouilla, écoutant les prières des agonisans. Les prières terminées, un grand silence se fit ; Riel, les yeux levés au ciel, semblait en extase. Un mouvement du shérif qui lui touchait légèrement l’épaule le ramena à lui ; comme un homme qui s’éveille en sursaut, il contempla d’un œil étonné ceux qui l’entouraient, l’exécuteur, ses aides, la plateforme, puis sourit et vint tendre sa tête au nœud coulant. « Du courage, Riel ! lui dit le père André. — J’en ai, mon père, je crois en Dieu. — Jusqu’au bout ? — Jusqu’au bout. Jésus, ayez pitié de moi. » Le shérif s’avança alors, lui dit : « Louis Riel, avez-vous quelque chose à dire, quelque raison à faire valoir contre la sentence de la cour ? — Non ! » répondit-il, en regardant le père André, qui l’avait exhorté à garder le silence. Puis il récita à haute voix l’oraison dominicale. Au moment où il prononçait ces mots : « Délivre-nous du mal, » la trappe bascula sous ses pieds, Riel disparut dans l’ouverture béante. La corde frémit, le corps du supplicié se crispa, les genoux repliés sous lui, puis les jambes se détendirent et le cadavre raidi oscilla lentement. Une heure plus tard, on le détacha. Par ordre du gouvernement, la corde et ses vêtemens furent brûlés pour empêcher qu’on n’en fît des reliques. Riel avait quarante et un ans.

À quelque point de vue que l’on se place pour juger l’homme et son œuvre, on ne saurait se défendre d’une émotion douloureuse devant une fin aussi tragique. On se prend à douter de la justice de l’arrêt et l’on se demande si la loi a frappé un criminel ou un fou. Puis, un côté de la question nous paraît être resté dans l’ombre, c’est le refus constant de Riel, avant comme pendant tout le cours de l’insurrection, de faire appel aux fénians, de prêter les mains à l’invasion du Canada par les bandes de flibustiers prêts à franchir la frontière des États-Unis et à créer en sa faveur une puissante diversion. Vaincu, Riel s’est réclamé, il est vrai, de sa prétendue naturalisation américaine, mais en ce faisant n’a-t-il pas obéi à des suggestions étrangères ? Ne pouvait-il pas aussi, comme Dumont, gagner le Montana et se mettre à l’abri ? Il s’y est refusé,