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par sollicitude pour les siens, mais vraisemblablement aussi parce qu’il était convaincu de la justice de sa cause, parce qu’il se considérait comme le représentant et le défenseur des droits de ses frères, parce que son imagination exaltée le faisait croire à sa mission et à la protection divine. Si Riel n’était pas complètement fou, Riel n’était pas non plus complètement responsable, et la justice, comme l’histoire, lui devait les bénéfices du doute. Pour beaucoup de ses compatriotes, sa mort le sacre héros et martyr ; elle lui crée une légende, et ces légendes sont dangereuses.

En octobre 1859, John Brown, originaire du Kansas, partisan fanatique de l’émancipation des esclaves, s’emparait soudainement, à la tête d’une poignée d’hommes, d’une fabrique d’armes des États-Unis, à Harper’s Ferry, et appelait les nègres à la révolte. Cette singulière levée d’armes, en pleine paix, avec d’aussi faibles moyens d’action, fut promptement écrasée. La plupart des insurgés se firent tuer. John Brown, blessé, fut fait prisonnier, jugé et exécuté. Tout était étrange dans cette insurrection : elle ne s’expliquait que par le fanatisme et la démence. Les réponses de John Brown, les papiers saisis sur lui dénotaient une imagination exaltée par la haine de l’esclavage. La folie était héréditaire dans sa famille. Sa tante, ses cousins étaient aliénés. Ses avocats plaidèrent l’insanité, mais, comme Riel, il revendiqua avec énergie la responsabilité de ses actes. Il ne voulut pas défendre sa vie et mourut en prophétisant que sous peu la cause qu’il représentait triompherait, et qu’une guerre formidable ferait ce qu’il n’avait pu faire. Moins de deux ans après, le 13 avril 1861, les batteries confédérées ouvraient leur feu sur le fort Sumter ; le 15, une proclamation du président Lincoln appelait le Nord à la défense de l’Union en péril, et 76,000 hommes se mettaient en marche, entonnant un chant de guerre qui devait devenir un hymne national, et qui débutait ainsi : « Le corps de John Brown repose dans son cercueil, mais son âme est avec nous et guide nos pas. » Le criminel ou le fou de 1859 était devenu le héros, le martyr de 1861, et sur cent champs de bataille, un peuple en armes acclamait son nom.

La politique a de ces retours inattendus, la fortune, de ces revanches posthumes qui, déjouant toutes les prévisions, remettent chacun et chaque chose sous son vrai jour. Comme John Brown, Riel est-il aussi un précurseur ? C’est ce qu’un avenir prochain nous apprendra. En tout cas, sa tentative et sa mort sont destinées à produire au Canada des conséquences graves et à précipiter une rupture désormais inévitable entre la métropole et la colonie.


C. de Varigny.