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encore aux habitans de la terre longtemps après que le foyer en est refroidi : ainsi, sans doute, pour la plupart des lecteurs, l’œuvre dramatique de Hugo n’est pas morte. Hélas ! nous étions disposés à la croire immortelle, nous autres, Français et Parisiens, nés dans les premières années du second empire, alors qu’avec le poète ses pièces de théâtre étaient exilées. Hugo, sur son rocher de Guernesey, nous apparaissait dans une gloire, à peu près comme aux enfans de 1820 devait apparaître Napoléon sur le rocher de Sainte-Hélène. Sans doute, l’un et l’autre resteraient ainsi, face à face, dans la mémoire de la postérité : entre ces deux colosses le courant du siècle aurait passé. Aussi bien ce tête-à-tête n’était pas pour déplaire à Hugo : lorsqu’il bornait ses vœux à égaler un grand homme, c’est celui-là qu’il devait égaler. L’homme d’action + l’homme de pensée, ce « binôme, » serait l’expression de l’époque. « Un poète qui serait à Shakspeare ce que Napoléon est à Charlemagne, » c’était Hugo lui-même. C’est sa destinée qu’il présageait en s’écriant : « Marengo ! les Pyramides ! Austerlitz ! La Moskowa ! Waterloo ! quelles épopées ! Napoléon a ses poèmes ; le poète aura ses batailles. » Et, depuis, en effet, il les avait eues. Or, ses batailles, entre tous ses poèmes, avaient été ses poèmes dramatiques. Reconnu de bonne heure et toujours respecté comme lyrique, il avait lutté, de 1827 à 1843, comme dramaturge. C’est bien au théâtre qu’il s’était présenté à la foule, avant de se faire acclamer par elle sur la place publique ; mais ces premières rencontres avaient été inquiétées. Autant de pièces, autant de combats, que nous nous figurions comme des gestes héroïques, comme les grandes journées d’une sorte de révolution littéraire et de conquête de la scène. La préface de Cromwell, c’était la déclaration des droits de l’esprit moderne dans l’ordre de l’art dramatique ; et, de même qu’il semble à beaucoup de gens qu’il n’y eût pas de droits ni presque d’homme avant la déclaration des droits de l’homme, de même, avant la préface de Cromwell, il n’y avait pas eu de drame. La première de Hernani, c’était l’assaut donné à la tragédie, à l’ancien régime du théâtre, c’était la prise de la Bastille. Marion Delorme d’abord interdite, le Roi s’amuse suspendu, c’étaient les martyrs de cette révolution, mais des martyrs qui avaient eu raison des bourreaux, qui avaient démoli les geôles. Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo avaient reculé malgré toute résistance les bornes de l’émotion théâtrale. Ruy Blas! encore une lutte, encore une victoire, la plus éclatante de toutes, celle du génie à son apogée, l’Austerlitz de cette conquête : Enfin, les Burgraves… Un Waterloo ? Non pas, sinon par la beauté de l’effort. La journée avait été dure, mais la poésie était restée maîtresse du terrain. Ah ! que n’avions-nous pris part à ces réjouissances du courage ! combattu à la première du Hernani, auprès de Gautier en pourpoint rose et longs cheveux ! combattu encore aux Burgraves!