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rentrer, je m’arrêtai quelques instans dans la rue des Champs-Elysées, chez Mme la duchesse d’Abrantès ; j’y trouvai le général Kellermann, que je n’avais pas revu depuis mon séjour à Valladolid ; il y racontait le combat du matin, les pourparlers engagés, la capitulation prochaine, le départ de la régente, des ministres, du gouvernement tout entier. Ne pouvant rien pour mon pauvre pays, je résolus, du moins, de ne pas assister à l’occupation de Paris par l’ennemi. Je me tins renfermé chez moi, je ne vis ni le triste défilé des troupes alliées sur nos boulevards, ni les scènes honteuses qui signalèrent leur entrée.

Je ne quittai ma retraite qu’au bout de plusieurs jours, lorsque notre sort fut fixé, lorsque, faute de mieux, les corps de l’empire eurent disposé de la couronne, transféré notre allégeance d’un gouvernement à un autre et préparé à la France un nouvel avenir.

Je revis, sans leur porter envie, quelques-unes des personnes engagées dans ces transactions. M. le comte d’Artois venait d’arriver ; c’était à qui se ferait présenter à lui ; les vieux royalistes accouraient des quatre coins de la France et les serviteurs de l’empire se précipitaient pour les devancer. On me pressa d’en faire autant et de ne pas négliger la part de restauration que mon nom pouvait me valoir, d’autant que, fort obscur jusqu’alors, je n’avais rien à me faire pardonner. Mais tout ce que je voyais m’inspirait un profond dégoût et me semblait parfaitement ridicule. Je ne résistai pas toutefois, un matin, à l’envie d’entrer incognito, c’est-à-dire sans uniforme et sans me faire nommer, dans la salle basse du pavillon de Flore, où M. le comte d’Artois distribuait des sourires et des complimens à tout venant. J’entrai à petit bruit, sans être remarqué par personne, et je sortis de même. C’était un pauvre spectacle. On m’a raconté que M. de La Fayette s’y était présenté le matin même dans un dessein patriotique, à coup sûr : il ne serait ni permis ni possible de lui en supposer un autre ; que, revêtu de son ancien uniforme d’officier général, il avait été pris pour un ancien émigré, accueilli à bras ouverts comme tel, et qu’ayant décliné son nom, M. le comte d’Artois était resté stupéfait, sans mot dire, au milieu d’un auditoire indigné et consterné. Je ne sais si l’anecdote est vraie ; M. de La Fayette ne m’en a jamais parlé, et je ne conçois pas pourquoi je ne lui en ai pas parlé moi-même.

Vint l’entrée de Louis XVIII, entouré des siens, escorté par les généraux et les maréchaux de l’empire. J’assistai en simple curieux à la marche du cortège, je le suivis de rue en rue, de boulevard en boulevard jusqu’à son entrée aux Tuileries. Je ne crains pas de me tromper en affirmant qu’il y avait là deux courans bien distincts : l’un (et c’était de beaucoup le plus considérable), composé de gens à peu près comme moi, curieux, tristes et résignés ; l’autre,