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flattaient et le pillaient. Toute cette belle fortune, noblement gagnée, noblement offerte, noblement reçue, s’est éparpillée entre les mains des aventuriers et des espions.

On ne gagnait rien non plus à le prendre pour chef, car il était toujours prêt à s’engager dans une entreprise quelconque, sur le premier appel du premier venu, exactement comme un gentilhomme du bon temps, qui se battait pour la beauté même de la chose, le plaisir du péril et l’envie d’obliger un ami.

Ce que je dis ici et en ce moment, je le lui ai dit cent fois à lui-même, durant le cours d’une intimité qui n’a fini qu’avec sa vie, et dont le souvenir ne finira qu’avec la mienne.

Quant à Benjamin Constant, si l’un des hommes qui l’ont le mieux connu, l’un des esprits les plus sains et les plus fins de notre temps et de notre pays, si M. de Barante publie jamais la notice qu’il m’a fait lire, s’il croit pouvoir la communiquer au public, le public connaîtra jusque dans ses moindres nuances ce triste et singulier caractère. A l’époque dont je parle, rien n’était plus curieux à étudier. Ce n’était plus le tribun de 1800, ce chef d’une opposition naissante, tout aussitôt décapitée par le grand sabre du premier consul. C’était encore moins le jacobin apprenti du régime directorial, qui professait la nécessité de s’y rallier, préludait au 18 fructidor, et dénonçait en traits sanglans la restauration d’Angleterre. Dix années d’exil volontaire en Allemagne et le spectacle des ravages exercés par l’empereur Napoléon sur ce malheureux pays en avaient fait un autre homme. Il célébrait la légitimité des princes et maudissait l’usurpation en termes qu’un habitué de Coblentz n’aurait pas désavoués ; il ne voyait de salut pour le peuple et d’espoir pour la liberté qu’à l’ombre des trônes antiques et des institutions traditionnelles ; tout roi de fraîche date était, pour lui, un usurpateur, et tout usurpateur un tyran.

Cet accès d’orthodoxie ultra-rhénane n’était pas trop bon teint, aussi ne lui dura-t-il guère ; mais il eut cet heureux effet de l’engager sincèrement dans les vues et les intérêts du gouvernement nouveau et d’employer au service de la cause constitutionnelle le trésor de sages réflexions et d’informations utiles qu’il avait en portefeuille ; il s’y consacra de tout son cœur et sans arrière-pensée. C’est lui qui a vraiment enseigné le gouvernement représentatif à la nation nouvelle, tandis que M. de Chateaubriand l’enseignait à l’émigration et à la gentilhommerie. Jusque-là, même dans sa partie la plus saine, la nation nouvelle en était encore aux idées de 1791. L’histoire de la constitution préparée par le sénat conservateur en fait foi. On ne saurait trop apprécier sur ce point la dette de notre pays envers Benjamin Constant : ses différentes brochures ont éclairé les plus habiles, illuminé le gros du public et transformé