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et quand vint le moment de voter sur la peine, il dit : La mort, comme tous ceux qui l’avaient précédé.

Pauvre homme ! il lui arrivait précisément ce qui était arrivé au maréchal Ney, sur la place de Lons-le-Saulnier.

J’ai depuis assisté, voire même pris part à une autre séance de la chambre des pairs, pour le moins aussi solennelle, celle qui prononça sur le sort des ministres de Charles X. Nous étions en pleine émeute ; la ville retentissait de la marche des trains d’artillerie et fourmillait de patrouilles ; nous entendions tout autour de nous la fusillade, elle se rapprochait d’instant en instant ; nous n’avions pour toute sauvegarde qu’un garde national qui faisait chorus avec l’émeute, et nous chargeait d’imprécations. Je ne crains pas de l’affirmer, néanmoins : l’oppression morale était beaucoup moindre qu’en 1815 ; si elle eût été la même, je ne sais trop ce qui serait arrivé des ministres de Charles X.

L’arrêt rendu, il fallut le signer. Plusieurs pairs qui s’étaient abstenus, c’est-à-dire qui avaient refusé de voter, refusèrent de signer. En cela, ils étaient conséquens sans doute, mais pensaient-ils à autre chose qu’à eux-mêmes, à dégager leur propre responsabilité ? Je le laisse à juger.

Quant à moi, je n’hésitai pas. J’avais pris part au jugement et voté librement sur la culpabilité, sur la peine, sur tous les incidens du procès. Mon avis n’avait point prévalu, mais cela ne me dispensait pas de poursuivre régulièrement et jusqu’au bout mon rôle de juge. Je signai. Où en serait la justice si la minorité ne se soumettait pas à la majorité ?

On a dit et répété dans le temps, que, le jugement rendu, les pairs s’étaient mis à table, et que la séance s’était terminée par un bon souper, voire même par une sorte d’orgie. Il a paru des gravures clandestines, circulant sous le manteau, où nous étions représentés le verre en main, à peu près comme l’enfant prodigue dans les gravures de la Bible de Royaumont. C’est une insigne calomnie. Il n’y eut ni souper ni rien de pareil.

La séance ayant commencé à dix heures du matin et fini après minuit, M. de Sémonville avait fait dresser un buffet dans un cabinet : dans les intervalles de repos, chacun y pouvait venir demander soit un bouillon, soit un peu de pain, soit quelques rafraîchissemens. Personne ne se mit à table, personne ne causait avec personne.

Je rentrai chez moi fort tard ; je demeurais alors dans la rue Lepelletier, près du boulevard. Ne pouvant dormir, j’ouvris ma fenêtre au point du jour ; je vis passer un bataillon anglais, marquant le pas, tambour battant, musique en tête.