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motifs ! Reproduire quarante fois, et sur quarante physionomies différentes, sans se répéter et sans faiblir, une note identique, la douleur causée par la perte d’un souverain vénéré, c’est un tour de force qui aurait effrayé même un Donatello, même un Michel-Ange, ces dramaturges par excellence. Sluter a tenu à épuiser jusqu’à la dernière des variations auxquelles ce motif pouvait se prêter. Il nous montre chez l’un la tristesse froide et calculée, véritable deuil de cour ; chez d’autres la douleur concentrée, chez d’autre encore, la douleur débordant et se traduisant en sanglots, en spasmes, en défaillances. Quelle netteté et quelle énergie dans cette gamme des attitudes et des gestes : l’un qui joint les mains en signe de surprise, le second qui les lève au ciel, et cet autre qui essuie ses pleurs, et cet autre qui se voile la face ! L’art du contraste est porté à ses dernières limites, tout comme dans les merveilleux bas-reliefs des portes de la sacristie de Saint-Laurent, exécutées quelques lustres plus tard par Donatello ; tandis que le visage de l’un des plourans est perdu au fond du capuchon, celui de l’autre domine librement, laissant éclater au grand jour la douleur qui le transporte.

Dans les types des acteurs de cette tragédie, même variété et même énergie. Sluter a mis en scène le jeune homme éploré et le vieillard tremblant, l’ascète et l’épicurien, le bourgeois aux traits cauteleux et le moine fier, implacable, au regard d’inquisiteur. On serait parfois tenté de croire qu’il y a une nuance de satire dans ces portraits, — car il n’est pas possible de douter que les statuettes du tombeau de Philippe le Hardi ne représentent des êtres réels, — tant il y a eu elles de franchise et presque de brutalité.

En substituant au costume à la mode le costume de deuil, la longue robe de bourgeois serrée par une ceinture à la hauteur des reins, ou le froc monacal, Sluter a doté la sculpture d’un élément plastique des plus féconds. Ces vêtemens amples, s’ils n’ont pas la netteté et la noblesse de la toge, s’ils offrent surtout l’inconvénient de masquer les pieds qu’ils recouvrent de plis trop abondans, se prêtent aux combinaisons les plus intéressantes, aussi bien lorsqu’ils tombent droits, en plis parallèles, que lorsqu’ils sont ramenés vers la poitrine par un de ces gestes pathétiques familiers au grand artiste. En résumé, Sluter a montré dans ce monument, qui fait la gloire du musée de Dijon, qu’il excellait dans l’art de la draperie tout comme dans celui de la physionomie.


L’influence de Sluter ne s’est pas bornée à la Bourgogne. Une province voisine, le Berry, s’enrichit, par les soins des disciples du maître flamand, de l’important mausolée du duc Jean de Berry, frère de Philippe le Hardi. Ce mausolée, conservé dans la cathédrale de Bourges, et élevé au duc par son petit-neveu