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l’oubli. L’exposition, au musée du Trocadéro, des moulages du Puits de Moïse a hâté cette réhabilitation tardive. Tous les connaisseurs admirent aujourd’hui dans ces figures de prophètes, représentes sous les traits de bourgeois du XVe siècle, la rare hardiesse des attitudes, la rare énergie des expressions. Renonçant à édifier, Sluter a voulu avant tout créer des têtes à caractère. Malgré certains défauts inhérens à son éducation première (ses figures sont en général trop trapues), son Moïse est, de tous ceux qui ont précédé le chef-d’œuvre de Michel Ange, le plus grandiose et le plus terrifiant. Le prophète chauve aux traits émaciés, à la barbe jonciforme, annonce ceux dont Durer fixera les traits, un siècle plus tard, de son pinceau implacable. Il précède immédiatement les fameux prophètes sculptés par Donatello pour le campanile de Florence : la verve n’y est pas moindre, et le maître flamand n’a pas su mieux résister que son émule italien au désir de donner aux personnages de l’histoire sacrée les traits des plus laids d’entre ses compatriotes.

Le chef-d’œuvre de Sluter, et un des chefs-d’œuvre de la sculpture dramatique de tous les siècles et tous les pays, ce sont les quarante statuettes de pleureurs, debout dans les niches du mausolée de Philippe le Hardi, au musée de Dijon. Longtemps on s’était plu à figurer à cette place les apôtres, des saints (on revint à cette tradition dans le tombeau de Louis et de Valentine d’Orléans, à l’abbaye de Saint-Denis), parfois aussi des motifs allégoriques, les trois Vertus théologales, les Vertus cardinales, etc. Cédant à ce besoin de matérialiser jusqu’aux moindres créations de l’art, le XVe siècle substitua aux acteurs de l’histoire sainte et aux figures symboliques les portraits des personnages qui avaient été en relations avec le défunt ou avaient joué un rôle dans les cérémonies de ses funérailles. Tout tendait ainsi à faire descendre l’art des régions éthérées où l’avait élevé le moyen âge, pour le ramener à la réalité.

Ces pleureurs, ces « plourans,  » comme on disait au XVe siècle, représentés autour du défunt, ne sont autre chose que les parens, les amis, les cliens, les serviteurs qui l’accompagnent à sa demeure dernière, le corps perdu dans d’amples manteaux de deuil, la tête couverte de capuchons plus amples encore. Le savant conservateur de la sculpture au Musée du Louvre, M. Louis Courajod, cite, dans ses études récentes, plusieurs exemples de représentations de ce genre remontant au XIVe, voire au XIIIe siècle. Mais le mérite d’avoir développé un thème, à peine entrevu avant lui, d’y avoir mis un esprit d’observation, une verve et un pathétique que n’importe quel maître de la statuaire aurait pu lui envier, revient incontestablement à Sluter.

Quelle pleine possession de la mimique ! quelle richesse de