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On connaît la plaisante histoire de Paolo Uccello : absorbé par les arcanes de la perspective, il en oubliait le manger et le dormir. Il fallait la nuit que sa femme allât l’arracher à ses calculs en lui disant : « Allons, Paolo, il est temps de le coucher. » À quoi il répondait invariablement : « Ah ! quelle belle chose que la perspective ! » Mais il y a plus, chez ce maître opiniâtre et inégal, que sa passion pour une science qui a renouvelé la peinture au XVe siècle et dont il a véritablement été l’initiateur : il va une force d’observation peu commune et une précision de dessin à laquelle il n’a manqué que d’être dirigée par un goût supérieur.

On aurait dit qu’Uccello voulait, à force de perspective linéaire, supprimer dans la peinture jusqu’au rôle de la couleur. Le camaïeu, tel était le procédé dont il se servait de préférence. La plupart de ses fresques sont monochromes ; la terre verte en fait d’ordinaire les frais. Parmi ces sortes de grisailles, la plus célèbre, le Déluge, peint dans le cloître de Sainte-Marie-Nouvelle, nous fait toucher au doigt les qualités et les défauts du maître. À côté de la figure de Noé, superbement drapée, on rencontre des détails absolument comiques. Les victimes expérimentent toutes sortes d’appareils de sauvetage plus ou moins saugrenus. L’une a placé autour de son cou une bouée, l’autre s’est réfugiée dans une cuve ; une troisième, sur le point de disparaître, s’accroche aux pieds de Noé debout sur la terre ferme. — Girodet-Trioson n’a pas mieux trouvé dans son ridicule tableau de la salle des sept cheminées. — Plus loin, apparaissent des noyés étendus sur le dos comme s’ils faisaient la planche, un corbeau dévorant un cadavre, etc., bref, des motifs qui seraient horribles s’ils n’étaient le plus souvent grotesques. Ajoutons qu’alors même que les figures d’Uccello ont quelque chose de grandiose, elles le doivent à l’impassibilité, au manque absolu d’expression et à une sorte d’hébétement. C’est que jamais artiste n’eut moins d’imagination. Chargé de peindre dans la loge des Perruzzi, à Florence, les Quatre Élémens, il choisit pour symbole de la terre une taupe, pour symbole de l’eau un poisson, pour symbole du feu une salamandre, enfin pour symbole de l’air un caméléon. Hâtons-nous d’ajouter que, trompé par la similitude des noms, il donna au caméléon la forme de chameau (camello).

Uccello était, pour nous servir d’un néologisme qui a fini par conquérir son droit de cité, un « animalier » hors ligne. Vasari cite de nombreuses compositions dans lesquelles il fit éclater sa connaissance approfondie des quadrupèdes et des bipèdes, et même des reptiles ; par exemple, chez les Médicis, des lions se battant entre eux et un lion luttant avec un serpent. Ainsi, de toutes parts, à Florence aussi bien qu’à Bruges, on constate les plus grands efforts pour rapprocher l’art de la nature, par l’étude du corps humain aussi bien que par