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Parmi les rites et les légendes des héros et des dieux, on retrouve le culte plus ancien des forêts, l’adoration des montagnes, des vents et des fleuves. Agamemnon, dans l’Iliade, invoque encore ceux-ci comme de grandes divinités, et Achille consacrait au Si-moîs sa chevelure. Ce naturalisme dura plus que le paganisme : on découvrirait encore dans la Grèce moderne des gens qui croient à un esprit des eaux, comme au temps


… Où le ciel, sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux.


Mais je ne me propose pas de raconter ici l’histoire de la radieuse troupe des Olympiens, ni de suivre les transformations successives de cette première religion de l’Hellade, avant qu’elle ait été modifiée par les écoles philosophiques. Je voudrais seulement regarder dans quelques recoins obscurs de la conscience religieuse des anciens Grecs, où se trouvaient des croyances qui ont en une grande influence sur leur vie sociale et politique.


I

Au-dessus de tous les dieux de l’Olympe hellénique règne le Destin, dieu sans vie, sans légende, même sans figure, qui, sur la terre, n’a point d’autel et qui, du fond de l’empyrée où il est inaccessible à la prière, maintient l’équilibre du monde moral et le soustrait aux caprices des autres déités. Ce dieu, qui distribue à chacun son lot de bien et de mal, avait été créé, ou plutôt était né de la conscience troublée des hommes pour expliquer l’inexplicable et faire comprendre l’incompréhensible, c’est-à-dire les causes lointaines et cachées des événemens et les motifs d’ordre supérieur qui les faisaient accomplir. Hérodote, racontant une iniquité qu’il ne comprend pas, y voit un acte divin et s’incline.

Toutes les divinités, Zeus lui-même, étaient soumises à la loi du Destin. Quand la lutte suprême entre Achille et Hector va commencer, le maître des dieux prend la balance d’or où sont comptés les jours des deux héros ; le plateau d’Hector penche vers la demeure d’Hadès, et Apollon, le protecteur du fils de Priam, aussitôt l’abandonne. Zeus aussi n’avait pu sauver son fils Sarpédon des coups de Patrocle, mais en signe de douleur « il avait répandu du haut de l’éther une rosée sanglante. » Tous deux acceptaient donc en silence l’arrêt souverain.

Ces divinités impuissantes devant le Destin, qui emporte ceux qu’elles aiment, c’est l’impassible nature assistant à nos funérailles, sans couvrir d’une ombre de deuil les fêtes qu’elle se donne à