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bien suffisant entre l’état neutre et l’état agréable qui le suit, entre l’équilibre antérieur et le surcroît d’excitation ou d’action qui lui succède ? Est-il nécessaire d’aller chercher dans les douleurs passées un point de comparaison pour sentir la volupté présente ? Autre chose est de jouir, autre chose de juger et d’apprécier sa jouissance en la mesurant avec d’autres. On n’a pas besoin de savoir le chiffre de sa fortune pour en jouir.

Nous venons de montrer qu’il existe des plaisirs directs, dus à un surplus d’activité sans douleur préalable, qui n’ont pas pour simple objet la préservation de l’organisme dans la lutte pour la vie. Allons plus loin et plus avant dans le problème. Demandons-nous si tous les plaisirs, même ceux qui paraissent nés d’un besoin, même ceux qui semblent les plus grossiers, ne sont pas encore de même nature pour celui qui regarde au fond des choses.

L’entière satisfaction d’un besoin, même physique, ne consiste-t-elle qu’à remplir, sans rien de plus, un vide préexistant et à rétablir ainsi l’équilibre dont parle Platon dans le Philèbe ? — S’il en était de la sorte, l’équilibre même produirait un état neutre de la sensibilité et de la conscience, une immobilité : l’évolution n’aurait pas lieu. Ce qui fait qu’on jouit en satisfaisant un besoin, comme celui de la nourriture ou de l’exercice, c’est que, par rapport à l’état précédent, il y a un surplus : de là un mouvement de progression où se produit un continuel excès par rapport à ce qu’on venait d’acquérir ; on s’enrichit relativement à sa pauvreté antérieure. Ce n’est pas la simple suppression de la peine qui constitue alors la jouissance sensuelle ; car il y aurait simple neutralisation de l’état antérieur par l’état postérieur ; la jouissance est constituée par la suppression de la peine, plus un excédent, qui produit un progrès et non un repos de l’activité. L’état pénible de la faim, pris par M. Rolph pour type, est un composé d’une infinité de peines rudimentaires ; le plaisir qu’on éprouve à restaurer ses forces est une continuelle victoire sur ces rudimens de la peine, et, selon la remarque de Leibniz, il produit quelque chose d’analogue au mouvement accéléré d’un mobile. Mais une victoire continuelle, c’est un continuel surplus, et c’est ce surplus même qui fait le plaisir. Dès lors, non-seulement le plaisir n’a pas besoin d’un manque préalable pour exister, mais, lors même qu’il succède à un manque réel, comme dans beaucoup de plaisirs des sens, il n’en est pas moins par soi indépendant de cette négation, essentiellement positif. En vain les cyniques de l’antiquité, en vain Kant et Schopenhauer veulent n’y voir qu’une négation : il est la conscience d’une force acquise et agissante, il vaut par lui-même et a un prix intrinsèque dans la vie.

Nous ne saurions donc admettre la doctrine de MM. Leslie et