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de la bataille de Rocroy, s’est visiblement proposé de mettre en lumière la part propre du vainqueur, celle qui continuerait d’être sienne et de lui mériter toute notre admiration quand bien même il eût été vaincu. Notez qu’en fait il s’en fallut de peu, de presque aussi peu qu’à Marengo, cent cinquante ans plus tard. Si le vaillant soldat qui commandait ce jour-là les réserves, Claude de Létouf, baron de Sirot, à un moment critique, en maintenant le centre de l’armée française, n’eût pas permis à Anguien de renouveler en pleine action la face du combat, la victoire si bien commencée s’achevait sans doute en déroute. Mais en serait-il moins vrai pour cela que, dans la préparation de la campagne, comme dans la disposition de la journée, comme dans l’intelligence des ressources du champ de bataille, le jeune général aurait fait preuve de toutes les plus rares qualités d’un commandant en chef ? C’est là le point qu’il faut maintenir, afin que l’on apprenne à ne pas rendre un chef responsable de l’insuffisance ou de la médiocrité des instrumens qui viennent à lui manquer dans la main, mais aussi et surtout à ne pas faire du succès la mesure des jugemens de l’histoire. Battu à Marengo, Bonaparte n’en serait pas moins, et pour cette seule bataille, un autre homme que M. de Mêlas, et Condé, vainqueur à Rocroy, ne doit pas tant à sa victoire qu’à la manière dont il l’a remportée. On le pouvait soupçonner sans doute, et pour notre part nous l’eussions cru volontiers sars preuve ; mais, en décomposant la bataille, en en marquant les différens temps avec une précision unique, et en faisant ressortir enfin comme on ne l’avait pas assez fait avant lui, la valeur des combinaisons, c’est ce que M. le duc d’Aumale aura désormais démontré.

Plus ingrates peut-être à raconter, mais non pas certes moins glorieuses, les campagnes de 1644 et 1645, lui offraient l’occasion de nous montrer dans son héros, jointes à tant de qualités déjà, d’autres qualités encore, moins apparentes, et à coup sûr moins souvent signalées : l’esprit de suite dans les entreprises, une singulière fertilité d’expédiens et une perspicacité politique supérieure. En effet, devant Fribourg comme à Rocroy, et à Norlingue comme devant Fribourg, si l’audace et la témérité même demeurent toujours les traits éminens du génie de Condé, cependant on peut dire que la témérité procède chez lui du calcul et de la réflexion presque autant que de l’illumination soudaine, ou, si l’on veut encore, que l’illumination semble jaillir en lui de la rencontre et comme du choc du calcul avec l’occasion. C’est qu’aussi bien ce que l’on appelle du nom de fougue et d’impétuosité n’est pas toujours en nous ce que l’on croit : un effet naturel du tempérament ; mais quelquefois aussi le résultat d’une réflexion longuement et patiemment mûrie. Et si la fortune, comme dit le proverbe, a souvent, dans l’histoire et ailleurs, favorisé les audacieux, c’est peut-être qu’ils