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trois années de privations et dépensaient l’arriéré de solde de toute leur campagne. Les mœurs maritimes ont complètement changé. Aujourd’hui le temps de service est court, les matelots sont jeunes et dociles. Ils se trouvent bien à bord, vont souvent, à terre, n’y font pas de bruit et n’ont plus d’argent à perdre.

On doit attribuer à des causes analogues la sobriété des officiers dans les armées de terre et de mer. C’est le bien-être, le confortable, qui se sont introduits à bord, les traversées plus courtes, les absences moins longues, la correspondance plus facile avec la mère-pairie. C’est surtout le niveau de l’éducation qui s’est élevé avec la distinction des manières et qui a prévalu sur les habitudes de gaillard d’avant.

Le signe matériel de cette transformation a consisté dans la substitution du vermouth à l’absinthe parmi les jeunes officiers de l’armée et de la marine. A un âge où l’appétit est si franc, si régulier, on s’imagine, je ne sais pourquoi, qu’il est indispensable de prendre un apéritif avant chaque : repas. Ce préjugé une fois admis, il est certain qu’il vaut mieux prendre un verre de vin amer que d’absorber ce poison vert fait avec un alcool de mauvaise qualité et une essence toxique qui cause l’épilepsie. On ne peut donc que se féliciter d’un changement d’habitudes qui est devenu général, car, même en Algérie, où l’absinthe a fait, dit-on, plus de victimes que les balles des Arabes, on n’en boit presque plus. En résumé, il n’y a qu’à laisser marcher les choses pour voir les habitudes d’ivresse disparaître peu à peu, des classes moyennes. C’est l’affaire de l’instruction et de l’opinion publique, qui n’a plus pour ce vice la tolérance des temps passés. Il s’est déjà réfugié dans les très petites villes, où il a pour complices le- désœuvrement, l’ennui et la fréquentation forcée des cafés, qui sont le seul lieu de réunion pour les hommes.

Il en est tout autrement, dans, les régions inférieures de la société. L’alcoolisme y a fait des progrès notables depuis que la fabrication des esprits d’industrie s’est accrue, que leur goût s’est amélioré par une rectification plus soignée et qu’ils ont diminué de prix pendant que les salaires augmentaient dans la même proportion. C’est parmi les ouvriers surtout qu’il exerce ses ravages. C’est dans leurs rangs qu’il fait le plus de prosélytes, et c’est pour eux qu’il développe toutes ses séductions. Pour comprendre L’attrait qu’exerce ce mélange d’eau et de trois-six, il faut se mettre à la place de ceux qui le boivent.

L’ouvrier des grandes villes, lorsqu’il se réveille après un lourd sommeil, encore fatigué de son travail des jours précédens et dans l’atmosphère viciée de son logement garni, éprouve une sorte