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habits. M. Feuillet, qui dès lors était l’auteur de la Crise[1], est aujourd’hui l’auteur de la Petite Comtesse[2], de Monsieur de Camors[3] et de tant d’autres délicates et fortes études de mœurs contemporaines et parisiennes, entre lesquelles il faut distinguer ce chef-d’œuvre, Julia de Trécœur[4]. Il a saisi une part de notre société, la plus brillante, et il la tient ; sa prise est celle d’un maître qui a la main énergique et fine. Il connaît cette fraction de l’humanité et la juge avec la clairvoyance, avec la sévérité, mais aussi avec la sympathie et la pitié secourable d’un moraliste chrétien ; il en reproduit les sentimens, les opinions, les propos, avec cette naturelle justesse de ton que les observateurs les plus subtils et les plus appliqués lui envient : pourquoi se risquerait-il à la quitter ? Il n’est ni son adversaire ni sa dupe ; il voit dans ses rangs beaucoup de pharisiens ; c’est par eux, et pour leur donner utilement la leçon, qu’il met debout, comme de vivans démentis à leur iniquité, la pécheresse et le pécheur triomphant du mal, purifiés et touchant sur cette terre le prix de leur expiation.

Mais quoi ! Est-ce donc un sermon, ce Chamillac, un discours édifiant, une thèse ? Nullement ! Pour s’épargner les obligations du genre, pour en ôter d’avance les charges au spectateur, pour en éviter le fâcheux appareil, M. Feuillet a fait le nécessaire avec une courageuse prudence ; allant à son but, il a choisi, quels qu’en fussent les périls, un chemin secret, ou plutôt une façon discrète de cheminer : il a marché devant son héros une lanterne sourde à la main, et, à la fin seulement, il s’est retourné pour l’éclairer. Entraînés à leur suite, amusés en route par des accidens pathétiques, lesquels suspendaient et relançaient notre attention, nous ne savons que trop tard pour résister, c’est-à-dire juste à point, d’où nous venons et avec qui. Pour prouver le mouvement vers le bien, l’auteur, sans accompagner son héros de commentaires auxquels s’en pourraient opposer d’autres, l’a fait avancer ; une fois qu’il l’a mené où il veut, il révèle d’où il l’a tiré : le moyen alors d’empêcher qu’il ait franchi l’intervalle ! Une telle démonstration est rare, ingénieuse, hardie ; elle a cette élégance qu’estiment les géomètres ; elle est exempte de ces embarras oratoires que craignent les dramaturges.

Deux actes de comédie, joliment ouvragés, sont les supports de ce drame ; l’exposition s’y fait avec abondance, les principes de l’action y sont posés, les caractères indiqués autant qu’il le faut selon le plan adopté par l’auteur ; l’atmosphère qui enveloppera le tout s’y constitue aisément.

D’abord, nous voici dans l’atelier de M. Hugonnet, brave garçon et

  1. Voir la Revue du 15 octobre 1848.
  2. , Voir la Revue du 1er janvier 1856.
  3. Voir la Revue, 15 avril — 15 juin 1867.
  4. Voir la Revue du 1er mars 1872.