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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/108

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jeunesse : élégant, de taille moyenne, le front large sous ses cheveux noirs touffus, avec de grands yeux clairs, qui étaient d’un gris violet étrange. Des mains de femme avec cela, la tenue irréprochable du gentleman. Sa belle physionomie, profondément intellectuelle, s’éclaire de ce sourire qui était, avec une voix musicale, sa principale séduction. Regardez ensuite le daguerréotype tiré peu de temps avant sa mort, vous y verrez comme dans un miroir les ravages d’une passion dégradante, funeste. Son attitude exprime le défi ; le dédain d’un ricanement habituel dissimule à peine sur les lèvres le tremblement de l’irrésolution ; les lignes du menton et du cou sont déformées ; tout révèle sur ces traits flétris la défaite de sa volonté. Et vraiment, on dirait que l’opinion en Amérique se soit longtemps modelée sur ces deux portraits. Au dire des uns, la vie de Poë fut odieuse, son génie morbide, sa critique néfaste, il reste le type même de la haine, de la faiblesse et de l’ingratitude ; pour les autres, c’est un être douloureusement impressionnable et merveilleusement doué, qui, aux prises avec dus tentations extraordinaires, ne sut pas leur résister et mourut jeune, dans une tragique misère, en laissant une œuvre immortelle. A mesure que le temps s’écoule, le nombre des détracteurs d’Edgar Poë diminue, l’éloge l’emporte sur le blâme ; cet éloge, souvent excessif, sans nuances ni discernement, serait, M. Stedman parait le croire, d’un mauvais augure pour la renommée de l’écrivain, si quelques critiques judicieux et sincères ne venaient y mettre bon ordre. Voici l’opinion résumée de l’un de ces critiques, celui que nous nous attachons à faire connaître aujourd’hui : Edgar Poë se sépare de tous les autres talens de son pays ; il est en communion plus intime avec certains esprits rares et subtils des pays étrangers. Comme poète, le petit nombre de ses œuvres, l’étroit domaine dans lequel il se meut ne permet pas de lui accorder la première place. Au moins le conteur fut-il un maître ; l’auteur des Fleurs du mal s’est assimilé de même Eurêka, ce poème en prose un peu nébuleux et saturé de. panthéisme moderne.

Mais nous n’avons pas à parler ici des Histoires extraordinaires, elles appartiennent à la France autant qu’à l’Angleterre, de par l’a conquête que Baudelaire en a faite en fondant son propre talent dans celui de leur auteur, de façon à nous donner quelque chose de plus précis à la fois et de plus libre qu’une traduction. Nous n’avons pas davantage à répéter ce qui a été tant de fois écrit sur la vie d’Edgar Poë. Sans doute M. Stedman a raison : des admirateurs trop fervens ont exagéré ses infortunes pour diminuer ses fautes ; il eut la part d’heur et de malheur qui échoit à toute existence humaine ; ce fut un malheur de porter dans ses veines tant de vices héréditaires : un fils de famille du Maryland, aussi débauché que possible, épouse une