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Ce législateur qui façonne à la civilisation les hommes vivant comme des brutes dans les forêts primitives ; la fourberie des prêtres qui inventent la religion pour en faire une institution de police : ne croirait-on pas entendre quelque philosophe de notre XVIIIe siècle ?

Ce rapprochement entre les sophistes et les encyclopédistes se fait pour ainsi dire de lui-même. Même mépris des traditions, des coutumes, des superstitions ; mêmes théories morales et religieuses, mêmes préoccupations littéraires et oratoires, même soif d’applaudissemens. Dira-t-on que les uns et les autres furent les corrupteurs de leur époque ? Mais d’abord il faudrait savoir si ces deux siècles furent plus corrompus que ceux qui les ont précédés. Je me défie beaucoup de ces appréciations vagues, de ces jugemens sommaires. Quel est donc le siècle qui fut dans l’histoire véritablement, authentiquement vertueux pour servir de mesure à la moralité des autres ? Puis la sophistique fut-elle une cause ou un effet ? Quand surgit une puissance nouvelle, surtout si elle n’emprunte sa force qu’à l’opinion, il est rare qu’on ne la rende pas responsable de tous les méfaits : ainsi, chez nous, pour certaines gens, c’est la presse qui est cause de tout le mal. Des doctrines corruptrices ne peuvent avoir d’influence que sur un peuple corrompu ou disposé à l’être. « Le grand sophiste, disait déjà Platon, c’est le peuple lui-même, qui ne veut être contredit ni dans ses opinions ni dans ses inclinations. Les sophistes ne sont que d’habiles gens qui savent manier le peuple, le flatter dans ses préjugés et ses désirs, et enseigner leur art à leurs disciples. » — Enfin la sophistique n’eût-elle fait que rendre nécessaire la mission de Socrate, que, pour un tel service, elle mériterait encore l’indulgence des juges les plus sévères[1].


II

Il semble que de tous les personnages de l’antiquité, Socrate soit le mieux connu. On pourrait former une bibliothèque des ouvrages ou mémoires dont sa doctrine, son démon, sa mort, ont été l’objet. Et pourtant, sur ces différens points, la discussion reste toujours ouverte. Ce n’est pas que les sources d’informations se soient multipliées ; mais on n’est pas entièrement d’accord sur le degré d’importance qu’il convient d’accorder à chacune d’elles. Ceux qui s’en rapportent surtout à l’autorité de Platon et d’Aristote chercheront dans Socrate le fondateur de la méthode philosophique et le métaphysicien. Ceux qui tiennent Xénophon pour le plus fidèle témoin verront en Socrate avant tout un prédicateur de bonnes

  1. Voir, à ce sujet, la Philosophie ancienne, par M. Bénard. Paris, 1885.