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jour plus envahissante, a changé tout cela. Ceux qu’on voit se presser autour des maîtres nouveaux, ce sont des jeunes gens discoureurs et disputeurs « au teint pâle, aux épaules étroites, à la poitrine resserrée, à la langue longue ; » pleins de mépris pour l’ignorance de leurs pères, qu’ils traitent de vieux Japets ; très préoccupés de n’être jamais à court d’argumens et de répliques ; ne reculant devant aucune équivoque, si misérable fût-elle, pour embarrasser un adversaire, et, à peine échappés de l’école, armés de quelques recettes de rhétorique, prenant d’assaut la tribune, réclamant le gouvernement de l’état. La gymnastique est discréditée ; l’orateur, le démagogue, presque toujours élève des sophistes, a supplanté l’homme d’action. Un tel changement était peut-être nécessaire ; peut-être même était-il la condition d’un progrès. Mais on comprend que certains esprits fussent inquiets de ce qu’il préparait à Athènes. Les réactionnaires d’alors, Aristophane par exemple, auraient voulu qu’on en revînt purement et simplement à l’éducation d’autrefois. Il serait téméraire d’affirmer que ce fût aussi le désir de Socrate ; mais certainement il était l’adversaire du nouveau système et du nouvel ordre de choses. Il voit ou croit voir la décadence de sa patrie ; il s’efforce de la combattre et pour cela cherche à soustraire les jeunes gens à l’influence et à la discipline des sophistes. Ceux-là enseignent l’éloquence ; Socrate affecte un langage familier, trivial même ; « sa pensée ne se présente qu’enveloppée dans des termes et des expressions grossières, comme dans la peau d’un impertinent satyre. Il ne vous parle que d’ânes bardés, de forgerons, de corroyeurs ; il a l’air de dire toujours la même chose dans les mêmes termes : de sorte qu’il n’est pas d’ignorant et de sot qui ne puisse être tenté d’en rire. » Les sophistes mettent l’éristique aux mains de leurs élèves ; Socrate est armé d’une dialectique plus subtile et plus puissante en même temps, car elle embarrasse l’adversaire dans les filets de contradictions inextricables et lui arrache l’aveu d’une ignorance qu’il avait jusqu’alors ignorée. Enfin les sophistes réclament un salaire : Socrate est un maître désintéressé que paient suffisamment et l’amour qu’il inspire et les progrès de ses disciples dans la vertu.

Loin d’attendre qu’on vienne à lui, c’est lui qui fait la chasse aux beaux jeunes gens, à ceux-là surtout qui ambitionnent de prendre part aux affaires publiques : Alcibiade, Critias, Glaucon, Charmide, le fils de Périclès. S’ils ne savent rien de ce qu’il faut savoir, sans les blesser, il les fait rougir de leur présomption et ils se décident de bonne grâce à apprendre leur métier d’homme d’état. Il découvre le vrai mérite que la modestie paralyse et le pousse à se mêler des affaires publiques. Lui-même ne craint pas de remplir les fonctions auxquelles il est appelé, et sa fermeté tranquille assure contre