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Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 75.djvu/162

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fût-ce que par un monosyllabe, comme le mot non. Expression d’un sentiment, cette parole devait être alors sur un ton assez élevé ; étant vive et subite, elle avait les caractères d’une voix étrangère ; et, n’étant pas localisée au dehors, elle ne paraissait pas avoir un lieu d’origine distinct de l’âme même qui la percevait. « Tantôt donc, Socrate appelait le veto divin une voix, parce qu’il avait réellement entendu quelques mots ; tantôt, quand le phénomène avait été silencieux, il pouvait encore l’appeler ainsi par analogie, ou, comme on dit aujourd’hui, par association d’idées. »

Cette interprétation du démon est fort ingénieuse ; elle ne diffère pas essentiellement de celle de M. Zeller, pour qui le fond réel du phénomène se réduit à ceci : « C’est que Socrate éprouvait assez fréquemment un sentiment inexplicable pour lui-même, ne reposant nullement sur une réflexion consciente, et dans lequel il voyait un signe démonique, un indice divin qui l’empêchait d’exprimer une pensée ou de réaliser un dessein. » M. Zeller n’admet pourtant pas que le démon soit proprement la voix de la conscience, parce que ses défenses ont souvent pour objet des actes insignifians où la moralité n’a rien à voir. Ainsi Socrate va passer un ruisseau ; la voix intérieure l’avertit de n’en rien faire ; et cependant, ni le devoir, ni l’intérêt du philosophe ne paraissent ici engagés. Dans d’autres circonstances, le démon suggère à Socrate les conseils qu’il donne à ses amis pour leur conduite : or, semble-t-il, la conscience a bien assez affaire de nous diriger nous-mêmes, sans se mêler encore de la direction d’autrui. — M. V. Egger ne voit dans ces cas, difficiles à concilier avec sa thèse, que des exemples de l’ironie familière à Socrate. Le démon était alors invoqué en souriant, par forme de plaisanterie, ou pour faire plus aisément accepter, en évitant toute discussion, quelque avis salutaire[1]. — Le danger de cette explication, c’est qu’il n’y a guère moyen de décider sûrement quand Socrate est ironique et quand il ne l’est pas. M. Zeller accorde bien que, chez Xénophon et Platon, on parle du démon « sans mystère et sans solennité, dans un langage tout à fait simple et même enjoué. » Il n’en est pas moins vrai qu’on le prend toujours au sérieux ; c’est quelque chose d’énigmatique, d’extraordinaire, de tout à fait inconnu jusqu’alors, et une preuve toute particulière de la protection divine. Nous cherchons vainement, dans les textes mêmes de Platon, trace d’ironie. Nous inclinerions donc à penser, avec M. Zeller, que le démon n’est pas exclusivement la

  1. « A peu pèis, dit M. V. Egger, comme les grands-pères d’autrefois disaient aux enfans : « Mon petit doigt m’a dit cela, » ce qui coupe court à toute discussion. Ce rapprochement est d’autant plus légitime, que le petit doigt est un grec très ancien, dont on a écrit l’histoire. » Voyez l’étude de M. Gaston Paris sur le Conte du Petit Poucet.